De même, les manifestations qui se sont déroulées concomitamment dans 20 États membres de l’Union européenne en 2024, de manière complètement inédite, ont révélé, entre autres, les limites de la dernière réforme de la politique agricole commune (PAC), qui, en renforçant simultanément la conditionnalité environnementale et les marges de manœuvre concédées aux États membres, a affecté la cohérence d’ensemble de cette politique, engendré une complexité et une charge administrative accrues pour les agriculteurs comme les administrations nationales, et aggravé les distorsions de concurrence tant intracommunautaires que dans les cadre des accords commerciaux passés avec les autres pays du monde.
A l’inverse, l’enjeu principal de la future réforme de la PAC est de repositionner l’agriculture au centre des priorités stratégiques européennes et de préserver la souveraineté agricole et alimentaire de l’Union européenne et sa vocation exportatrice et ce, afin que cette politique européenne demeure en capacité de remplir son rôle premier qui est de nourrir les populations européennes.
En ce sens, et avant que la nouvelle Commission européenne présente le 19 février prochain sa vision du futur de l’agriculture et de l’alimentation, la commission des affaires européennes du Sénat a adopté, en décembre dernier, à l’unanimité des voix, une proposition de résolution européenne (PPRE) visant à identifier les axes prioritaires que devra contenir la future PAC, devenue résolution du Sénat le 21 janvier 2025.
En premier lieu, nous estimons que la PAC post-2027 doit pouvoir bénéficier d’un budget distinct, sanctuarisé et à la hauteur des défis que doit relever l’agriculture européenne - à tout le moins d’un budget stable, en euros constants, sur la programmation 2028-2034, par rapport à la période 2021-2027, ce qui suppose une augmentation de l’ordre de 32 milliards d’euros en valeur.
En effet, les travaux sénatoriaux ont montré que le relèvement du niveau d’ambition environnementale a coïncidé avec un abaissement de la protection du marché intérieur, du fait de la signature d’accords de libre-échange, et avec une diminution, en valeur, du budget européen consacré à la PAC, sous l’effet de l’inflation. Les chiffres sont éloquents : par rapport aux années 2014-2020, le budget de la PAC pour la période actuelle, qui court de 2021 à 2027, a été amputé de 85 milliards d’euros !
Cette situation emporte des conséquences de long terme, puisqu’elle alimente le risque d’une renationalisation de la PAC : la diminution du budget consacré à la PAC s’est traduite par une recrudescence des mesures d’urgence financées de façon non concertée par les États membres. Il apparaît ainsi primordial de défendre la dimension communautaire de cette politique face au risque d’une renationalisation insidieuse de cette politique et d’un délitement de son architecture commune.
En outre, tandis que les conclusions du dialogue stratégique sur l’avenir de l’agriculture de l’Union européenne plaident en faveur d’une refonte des aides directes, soulignons que ces dernières représentent en moyenne 53 % du revenu des exploitations agricoles européennes, et que par conséquent, toute modification de la répartition de ces aides aurait des conséquences majeures sur le revenu des agriculteurs et la compétitivité des exploitations.
Plus généralement, en tirant les conclusions de la crise traversée par le monde agricole dans toute l’Union européenne, qui a témoigné notamment des injonctions contradictoires et de la concurrence déloyale auxquelles sont confrontés les agriculteurs européens, il apparaît essentiel d’en revenir aux fondements de la PAC et de recentrer cette politique sur les objectifs que lui assignent les traités européens, à savoir : accroître la productivité agricole, assurer un niveau de vie satisfaisant pour les agriculteurs, stabiliser les marchés, garantir la sécurité des approvisionnements et assurer des prix raisonnables aux consommateurs.
En pratique, à la lumière du rapport Draghi, qui a relevé l’urgence de relancer la croissance et la compétitivité de l’Union européenne et préconisé pour cela un surplus d’investissement annuel de l’ordre de 750 milliards d’euros, la PAC devrait s’attacher en priorité à redynamiser la production européenne, en conjuguant les objectifs de durabilité économique et environnementale.
Dans cette perspective, il appartient à l’Union européenne à consentir à des investissements substantiels à cet effet, et de mobiliser tous les leviers disponibles, particulièrement la recherche, l’innovation et le développement de nouvelles technologies, y compris numériques.
Le développement d’outils européens communs de gestion des risques climatiques et sanitaires, incluant notamment des fonds de mutualisation et des instruments assurantiels, apparaîtrait aussi comme un nouveau levier de compétitivité et de résilience des modèles agricoles de l’Union dans leur diversité, de même qu’une valorisation accrue des externalités positives de l’agriculture.
En matière de commerce international, il est du ressort de la Commission européenne de mieux veiller à ce que les règles sanitaires, environnementales et de production applicables aux importations des produits agricoles des pays tiers soient identiques à celles appliquées aux produits de l’Union européenne. Autrement dit, les objectifs de durabilité économique et environnementale doivent être conjugués, sous peine d’entraîner un surcroît d’importations.
A cet égard, la conclusion des négociations commerciales avec les pays du Mercosur, dont les garanties n’incluent pas la création de « clauses miroirs », et partant, une réciprocité des normes de production, et que, par ailleurs, plusieurs audits récents ont mis en exergue des défaillances dans le contrôle qualité et la traçabilité des exportations brésiliennes de viande vers l’Union, est à dénoncer vivement.
Sur le fond, un tel accord placera nécessairement nos agriculteurs dans une position de concurrence déloyale et de grande fragilité. Nous ne pouvons pas, d’un côté, imposer aux agriculteurs français, européens, des niveaux d’exigence sans cesse supérieurs et, en parallèle, accepter des denrées alimentaires venant de l’extérieur ne se conformant pas aux mêmes contraintes de production. Sur la forme, nous ne pouvons que déplorer l’empressement de la Commission à conclure cet accord, en dépit des réticences affichées par plusieurs États membres, dont la France.
La future PAC devra aussi traiter de la place des agriculteurs et rompre avec l’approche tatillonne et technocratique, qui transforme progressivement le producteur en simple exécutant. A travers la PPRE du Sénat, nous appelons ainsi, d’une part, à poursuivre les efforts de simplification et de réduction de la charge administrative et, d’autre part, à renforcer la place des agriculteurs dans la chaîne d’approvisionnement et à lutter contre les pratiques commerciales déloyales. Ces évolutions nous semblent nécessaires afin de garantir un revenu suffisant, stable et pérenne aux producteurs, mais également pour fournir des produits accessibles et de qualité aux consommateurs.
Enfin, l’avenir de la PAC ne peut pas être évoquée sans mentionner les répercussions d’un approfondissement de la libéralisation des échanges avec l’Ukraine, puis d’un élargissement de l’Union européenne à ce pays candidat. Si l’Ukraine adhère à l’Union européenne, ce pays pourrait prétendre, au regard de sa surface agricole, à des aides représentant près de 20 % du budget de la PAC ! La PAC post-2027 doit impérativement anticiper les conséquences qu’auraient, sur le plan agricole, de telles évolutions.
En définitive, il est plus que jamais nécessaire pour l’Union européenne de réaffirmer une politique agricole ambitieuse, de long terme, et qui place nos agriculteurs en capacité de réaliser leur rôle essentiel. ■