Et pourtant, au début de l’été, une surprise mêlée de soulagement a accueilli la signature, à Bougival (Yvelines), d’un « projet d’accord pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie » par dix-huit personnalités calédoniennes issues de tous les horizons politiques. Certes, en métropole, quelques voix discordantes se sont fait entendre : Marine Le Pen dénonça « un accord profondément ambigu », tandis que Jean-Luc Mélenchon s’inquiétait des « conséquences sur le statut constitutionnel de la France et de ses principes profondément bouleversés ». Mais sur le Caillou, les premières réactions traduisaient une forme de soulagement, tant chez les habitants que dans les milieux économiques. Pour beaucoup, l’existence même de ce texte attestait que les fils du dialogue entre les différentes communautés avaient été renoués — et cela, en soi, suffisait à rassurer.
Mais en quelques semaines, l’horizon que l’on croyait enfin dégagé s’est obscurci. Des organisations indépendantistes non représentées à Bougival ont rapidement pointé des insuffisances dans le futur statut du territoire. En réponse, par voie de presse, la délégation du FLNKS s’est attachée à détailler « des avancées majeures concernant l’objectif de recueillir à terme l’ensemble des attributs de souveraineté », en valorisant la création d’un « État de la Nouvelle-Calédonie reconnu au plan international bien que maintenu dans la constitution de la puissance administrante », le « transfert immédiat de la compétence régalienne des relations extérieures », la « création de la nationalité calédonienne préservant le socle du corps électoral citoyen du nouvel État », ou encore celle d’une « loi fondamentale, future Constitution du pays, permettant l’auto-organisation de la Nouvelle-Calédonie ».
Ce plaidoyer ne porta pas. Successivement, les instances de l’Union calédonienne, principal parti indépendantiste, puis le 45ème congrès du FLNKS, prirent position contre le « pré-accord », désavouant ainsi la délégation ayant participé aux négociations. Ce refus, qualifié « d’incompréhensible » par le ministre des Outre-mer, Manuel Valls, a réouvert une période d’incertitude qui s’est durcie avec la démission du gouvernement de François Bayrou.
Dès lors que va devenir le statut esquissé à Bougival ? Est-il déjà caduc ?
C’est ici que la vertu des « idées simples » prend tout son sens : non pour réduire la complexité du réel, mais pour en dégager les lignes de force et tracer des voies d’action.
Le pire serait de nier la réalité des engagements pris ou de contester leur légitimité. Chacun sait que les convictions des uns et des autres ne sont pas appelées à changer. Demain comme aujourd’hui, comme hier déjà, les Kanak continueront à porter l’espérance de l’indépendance, tandis que ceux qui ne le sont pas persévèreront dans leur volonté de rester citoyens français. Et c’est précisément parce que ces convictions sont claires, assumées et durablement ancrées que le rôle du ministre chargé des Outre-mer demeure décisif.
« L’État ne peut pas s’abriter derrière une position d’arbitre. Il n’est pas juge, il est acteur », écrivait Jean-Marie Tjibaou le 25 juin 1988, au cœur des négociations de Matignon. Cette exhortation n’a rien perdu de sa force. L’État n’a jamais été un simple clerc de notaire, enregistrant des consensus spontanés. Sa responsabilité est de faire émerger des positions communes et de les nourrir, pour que toujours le projet l’emporte sur le rejet. À ce titre, le déplacement de Manuel Valls à Nouméa à la mi-août pour prolonger les discussions s’inscrivait dans cette exigence de présence et d’engagement.
Le respect du travail accompli constitue une seconde exigence. Le round de négociation tenu du 2 au 12 juillet dernier n’était pas un épisode isolé, mais l’aboutissement d’un cycle de discussions amorcé dès l’installation du gouvernement Bayrou. Et si les signataires ont accepté de s’asseoir à la même table, ce fut moins par adhésion à un projet commun que par reconnaissance d’un impératif partagé : celui d’éviter que la Nouvelle-Calédonie ne s’enlise davantage dans l’impasse institutionnelle née du troisième référendum de 2021. C’est pourquoi le texte issu de ces échanges ne prétend pas résoudre l’ensemble des tensions en proposant des avancées institutionnelles, structurées autour d’une méthode et inscrites dans une temporalité. Chacune des treize pages a été écrite avec la plume du compromis et le souci de l’intérêt commun. Ce capital politique et humain ne saurait être balayé au seul motif du retrait de quatre signataires. D’autant que tous les autres partenaires ont confirmé leur engagement dans la trajectoire arrêtée, y compris deux organisations indépendantistes : le Palika (Parti de libération kanak) et l’Union progressiste en Mélanésie (UPM), toutes deux fondatrices du FLNKS.
La coalition indépendantiste est en effet profondément divisée, et cela n’est pas sans conséquence. Le FLNKS que présidait Jean-Marie Tjibaou en 1988 n’est plus celui que représente Christian Téin en 2025. Depuis son 43ème congrès, tenu en août 2024, sa composition a évolué. D’un côté, le Palika et l’UPM ont suspendu leur participation, estimant que les orientations du Front ne correspondaient plus à leur vision. De l’autre, des « groupes de pression » représentatifs des « forces nationalistes » ont été intégrés, modifiant l’équilibre interne au profit de l’intransigeance idéologique. La galaxie indépendantiste se réorganise désormais autour de deux pôles : l’UNI (Union nationale pour l’indépendance) regroupant les formations modérées favorables à une formule d’« indépendance association » avec la France ; et le FLNKS plus rigide, dont le centre de gravité militant est désormais la – très radicale - Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), créée le 18 novembre 2023 pour s’opposer au projet de dégel du corps électoral.
Cette recomposition rend toute projection vers l’avenir plus incertaine encore. Il est difficile, à ce stade, d’évaluer la capacité d’influence réelle de chacune de ces deux entités, tant sur le terrain que dans les négociations à venir. Reste que, même sans consensus politique, l’État peut avancer car il sait pouvoir compter sur 40 des 54 membres du Congrès de Nouvelle-Calédonie (12 membres de l’UNI, 3 pour l’Eveil océanien et 25 pour les non-indépendantistes). Une telle majorité écarte tout procès sur un « passage en force ».
Car le troisième impératif est de répondre aux grandes fragilités dont souffre aujourd’hui la Nouvelle-Calédonie. Les premiers résultats du recensement publié récemment sont sans appel : en six ans, le territoire a perdu près de 7 000 habitants. Ce constat était attendu. Il reflète l’état d’esprit d’une partie de la population depuis les émeutes de mai 2024. La violence et les destructions ont profondément ébranlé les repères. De nombreux professionnels ont vu leur outil de travail disparaître et les milieux économiques craignent de voir partir des compétences clés, qui avaient contribué à diversifier le tissu productif local. À cela s’ajoutent les pertes de recettes fiscales et de cotisations sociales, dans un contexte budgétaire déjà critique. Ces inquiétudes ne relèvent plus du simple pressentiment : pour la première fois depuis 1946, la population calédonienne diminue entre deux recensements.
L’avenir du territoire exige désormais un cadre institutionnel stable et lisible. Sans lui, aucun retour de la confiance, et donc aucune relance économique, ne sera possible. Il faut donc avancer mais si les négociations traditionnelles avec les formations politiques calédoniennes venaient à s’enliser, alors l’État devra faire preuve d’audace : imaginer un dispositif tourné vers les citoyens eux-mêmes. ■