Balto, Brazza, Civette, Café des sports… ces noms sont connus de beaucoup (voir encadré). Ce sont ceux de ces bars-tabacs-presse que l’on croise aux carrefours des trottoirs des rues de nos villes et villages sans plus les voir. Ils sont à la fois uniques et si différents. « Tour à tour célébré et idéalisé pour son caractère mixte et authentique ou, à l’inverse, stigmatisé comme un lieu de marginalité et de relégation, le bar-tabac, ce commerce qui vend du tabac, des jeux et sert de l’alcool concentre sur son nom fascination et répulsion » écrit Jean-Laurent Cassely dans son étude « La France des bars-tabacs » réalisée à l’aide des informations transmises par la Française des Jeux (FDJ) (1). « Dans une France plus que jamais en quête de repères, « le PMU » s’impose comme un lieu unique, chargé d’histoires et de symboles. Bien plus qu’un espace de paris hippiques, c’est un lieu emblématique de notre société, en milieu urbain comme rural. Ces cafés, bistrots, restaurants, où le bruit des courses et des discussions hippiques se mêle aux échanges autour d’un verre ou d’un café, forment des bulles de convivialité et d’échanges, dont l’utilité dépasse le simple cadre du loisir et de la consommation » explique pour sa part Emmanuelle Malecaze-Doublet, la directrice générale du PMU en introduction de « l’enquête sociologique dans la France des PMU » de la Fondation Jean Jaurès (2).
L’une et l’autre des études voient dans ces bars-tabacs-PMU bien plus qu’un commerce. Ils sont un lieu de vie et de sociabilité. Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion et stratégie d’entreprise de l’Ifop qui a participé à l’enquête de la FJJ dresse même un parallèle entre le bar-PMU et McDonald’s. « Chacun à leur manière ont réussi à s’imposer comme des « points de repère » du quotidien pour de nombreux Français, en raison notamment de leur capacité à proposer – quel que soit l’endroit sur le territoire – une ambiance et un état d’esprit reconnaissable, une atmosphère caractéristique devenue peu à peu familière » explique-t-il. Le PMU n’est de fait pas une marque homogène. Dans de nombreuses régions, les établissements intègrent des éléments d’une identité locale et se fondent dans le paysage socioculturel. Dans les régions viticoles comme la Bourgogne, par exemple, certains PMU proposent une fonction de caviste dans leur activité. À Marseille, le PMU perpétue une forme de sociabilité villageoise, à mi-chemin entre le bar de quartier et le bar de village où « tout le monde se retrouve » (3).
Mais aujourd’hui cette spécificité, cet état d’esprit sont menacés. Les cafés-tabacs-presse sont à la croisée des chemins. La covid qui est passée par là a laissé des traces. « Par peur persistante de la contamination, la clientèle âgée et fragile s’est détournée des lieux clos de consommation, au prix d’une aggravation du sentiment de solitude » constate amèrement Jean-Laurent Cassely. A cela se sont ajoutés le télétravail qui limite les occasions de déplacement pour motif professionnel et donc de consommation hors domicile et la montée en puissance des coffee-shop et des cafés-boulangeries. Il faut aussi compter avec le phénomène « dry january » qui a un véritable effet sur la consommation d’alcool et la baisse des ventes de la presse papier, vendue dans la moitié des bars-tabacs environ.
Au fil du temps, les bars-tabacs ont ainsi laissé filer leur clientèle. « Pour simplifier, explique Jean-Laurent Cassely dans Le Point, les bars-tabacs accueillent désormais les exclus de l’embourgeoisement du quartier. Les autres, une clientèle plus bobo ». Une tendance peut être moins marquée dans les Bars-PMU semble le penser Jérôme Fourquet. « Il convient d’insister sur l’impression pour les clients qu’il existe peu de barrières à l’entrée, qu’elles soient financières ou symboliques, mais aussi peu de « pression à la sortie », dans la mesure où il est possible d’occuper ces espaces un long moment en consommant parfois assez peu écrit-il. Cette caractéristique a son importance : elle positionne ces établissements comme des espaces publics non seulement accessibles à tous et animés tout au long de la journée (et pas seulement aux heures de pointe), mais elle permet aussi une forme de « suspension du temps social », laquelle se révèle particulièrement propice aux échanges et aux rencontres dans le cas des bars PMU ». « Ce qui est frappant quand on interroge les clients, c’est de sentir qu’ils viennent dans leur bar PMU pour compenser le déficit de respect et/ou de reconnaissance dont ils s’estiment victimes à l’extérieur du bar. Ici, pas de jugement ni d’arrogance, les gens sont simples, ne se « prennent pas la tête » (ne se la « racontent pas » et ne « s’engueulent » pas). D’ailleurs, les clients nous disent souvent qu’il est plus facile de se faire « accepter » dans un PMU que dans d’autres bars » racontent les auteurs de l’enquête. « Le PMU se présente finalement comme un lieu assez universel, donnant à ceux qui le fréquentent l’impression d’un brassage des populations, des générations, des genres et des origines » ajoutent-ils. Une impression seulement ? « Cette perception de mixité repose en partie sur une forme de fiction. Les PMU restent principalement fréquentés par les catégories populaires, voire les classes moyennes. Bien souvent, la présence d’un notable local parmi la clientèle régulière sert de figure d’équilibre, de caution au ressenti de diversité sociale » précisent les auteurs de l’étude de la Fondation Jean Jaurès.
Entre gentrification et muséification du bar PMU, la question reste donc ouverte. Jean-Laurent Cassely imagine pourtant un avenir au bar-tabac pour qu’ils redeviennent le commerce de tous mais à certaines conditions. Comme solution, le chercheur ne propose pas forcément la seule montée en gamme estimant qu’elle pourrait même être « un piège » qui ne ferait « qu’éloigner la clientèle populaire et traditionnelle de bar-tabac, tout en échouant à y faire revenir de nouveaux profils ». Il opte plutôt pour une adaptation de l’offre et de services : formules petit déjeuner, sandwich au comptoir ou à emporter, carte de boissons fraîches et chaudes repensée, prise en compte des attentes des télétravailleurs – disponibilité de prises et de wifi… « Une forme de « coffeeshopisation » discrète mais bienvenue du format bar-tabac qui est déjà en cours, et bien plus diffusée qu’on ne le croit dans le réseau » juge-t-il. L’étude de la Maison Cassely montre également que l’abandon progressif de la restauration avec un recentrage sur la vente de tabac, les jeux et les cafés ou les boissons alcoolisées a été plutôt vécue comme peu bénéfique aux bars-tabacs, avec un rétrécissement de la base sociale de la clientèle. ■
(1) « La France des bars-tabacs, étude réalisée par Jean-Laurent Cassely/Maison Cassely, janvier 2025 ».
(2) « Micro-comptoirs » - Enquête sociologique dans la France des PMU - Mirabelle Barbier, Jérôme Fourquet, Gaspard Jaboulay, Jérémie Peltier - Avant-propos d’Emmanuelle Malecaze-Doublet – Fondation Jean Jaurès – Janvier 2025.
(3) On compte près de 30 000 points de vente bar tabac presse PMU à travers la France. À titre de comparaison, le groupe La Poste revendique 17 000 points de présence postale en France, McDonald’s compte environ 1 500 restaurants et en 2022, on dénombrait 39 000 points de vente de boulangeries.
Balto, Brazza, Civette, Le Marigny, Le Longchamp, Café des sports, le tabac de la gare… Ces noms sont tout aussi connus que mystérieux. Leur origine est souvent liée à l’industrie du tabac des années 50. La Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes (Seita) subventionnait alors les bars-tabacs qui mettaient en avant ses marques. Balto pour les cigarettes du même nom qui est un diminutif de la ville de Baltimore, centre de l’industrie du tabac. Narval est le nom du tabac pour les pipes, Chiquito est une marque de cigarettes tout comme Marigny. Brazza vient de l’explorateur français qui a donné son nom à la capitale du Congo, pays producteur de tabac qui alimentait les cafés français. Quant à la Civette, ce sobriquet s’est inspiré de celui d’un célèbre établissement parisien de 1716. Elle a pour origine l’utilisation des glandes à musc de la civette pour conserver et parfumer le tabac à priser.