Mais ce modèle, longtemps envié, vacille aujourd’hui sous la pression croissante des bouleversements climatiques, sous les assauts répétés de sécheresses et sous la montée des tensions autour de cette ressource dont nous avons cru, à tort, qu’elle serait éternelle. 60 ans plus tard, la question n’est plus celle de l’efficacité mais bien de la survie. Avons-nous encore les moyens d’assurer une gestion durable et équitable de l’eau ?
Une ressource plus que jamais sous pression
Longtemps, le débat sur l’eau s’est focalisé sur sa qualité : pesticides, nitrates, polluants émergents... Mais les sécheresses successives de 2022 et 2023 ont marqué un tournant. Même la Loire, fleuve emblématique et sauvage, a vu son niveau baisser à des seuils critiques. L’urgence n’est plus seulement sanitaire ou environnementale, elle est structurelle. D’un extrême à l’autre, la France subit les effets du dérèglement climatique. En Ille-et-Vilaine, les crues récentes ont révélé, une nouvelle fois, l’ampleur de notre vulnérabilité.
Comment mieux stocker l’eau en période d’excès pour prévenir les pénuries estivales ? Comment ralentir les écoulements plutôt que laisser l’eau s’échapper trop vite ? Une chose est certaine : nous ne pouvons plus gérer les crises au coup par coup. Chaque événement met en lumière les limites d’une approche réactive qui ne fait que retarder l’inévitable. Il est impératif de ne plus raisonner en termes de remédiation tardive, de ne plus se contenter de panser les plaies après coup, mais d’entrer dans une logique d’anticipation et de résilience, en repensant notre aménagement du territoire, en restaurant ces zones humides qui, pendant des siècles, ont régulé les flux naturels, en modernisant nos infrastructures hydrauliques pour qu’elles ne soient plus de simples outils de distribution, mais de véritables instruments d’adaptation au changement climatique. Autant de chantiers majeurs qui doivent mobiliser l’ensemble des décideurs.
Un financement inadapté aux défis actuels : pour une révolution environnementale et fiscale
Le principal défi commence dans la refonte de notre modèle de financement de l’eau. Pendant des décennies, nos politiques publiques se sont concentrées sur le « petit cycle » de l’eau, celui de l’eau potable et de l’assainissement. Si ce modèle a montré son efficacité, il atteint aujourd’hui ses limites. Construit sur le principe de « l’eau paie l’eau », il est en effet incapable de faire face aux réalités contemporaines. En 2025, pour la première fois, le coût du grand cycle de l’eau – préservation des ressources, adaptation au changement climatique – surpassera celui du petit cycle.
Pourtant, ce sont toujours les consommateurs d’eau potable qui assument l’essentiel du financement, une aberration dans un contexte de crise hydrique majeure. Selon la dernière étude du Cercle Français de l’Eau, 13 milliards d’euros supplémentaires par an seraient nécessaires pour moderniser nos infrastructures, préserver nos écosystèmes et anticiper les impacts climatiques. Nous faisons face à un mur d’investissements estimé à 4,2 milliards d’euros par an pour nos infrastructures, alors que les catastrophes naturelles liées à l’eau coûtent déjà 3 milliards d’euros, bien plus que le budget annuel des Agences de l’eau fixé à 2,3 milliards d’euros.
Le « grand cycle » de l’eau - des précipitations aux nappes phréatiques, rivières et océans - impose désormais une approche systémique. Le financement du grand cycle de l’eau ne peut être calqué sur celui du petit cycle, car les besoins et les responsabilités sont bien différents. Certains territoires consomment peu mais doivent assumer des investissements colossaux pour préserver les ressources locales.
Flécher la fiscalité foncière vers la gestion durable de l’eau, instaurer des redevances mieux ciblées, encourager financièrement les collectivités et les acteurs économiques qui préservent la ressource plutôt que ceux qui l’épuisent : voilà les bases d’une révolution fiscale et environnementale à bâtir.
Réinventer notre rapport à l’eau : du rapport de force à l’élan collectif
L’urgence impose aussi un changement de regard, l’eau ne peut plus être vue comme un simple problème technique : elle est au cœur de notre santé, de nos écosystèmes et de notre économie. Or, un paradoxe tenace demeure : la question de l’eau tend à nous diviser, avec des positions qui se radicalisent trop souvent, alors qu’il en va d’un bien commun qui devrait au contraire nous rassembler.
Ainsi les agriculteurs, au cœur des territoires et des usages, ne doivent pas être perçus comme des opposants aux politiques de préservation, mais comme des partenaires essentiels de cette transformation. Une gestion concertée et intelligente de l’eau peut devenir un puissant levier pour garantir une agriculture plus résiliente, renforcer notre souveraineté alimentaire, sécuriser nos besoins énergétiques et préserver la biodiversité qui façonne nos paysages.
La gestion de l’eau est éminemment politique, un enjeu transversal qui touche à notre souveraineté alimentaire, à notre production énergétique, à la qualité même du cadre de vie dans lequel nous voulons évoluer. Il est temps de sortir de cette logique du rapport de force pour bâtir un véritable pacte de l’eau, fondé sur la concertation et la co-construction des solutions.
La mobilisation ne peut cependant se limiter aux seuls décideurs. Les citoyens, et en particulier les jeunes générations, doivent comprendre que l’eau est un bien commun fragile, qui nécessite une vigilance et un engagement collectif. Sensibiliser, informer, éduquer : c’est ainsi que nous construirons une gestion plus équitable et plus durable.
2025 : une année décisive
Loin d’être une fatalité ou un sujet de discorde inévitable, l’eau peut et doit devenir un catalyseur de dialogue, un moteur de transformation collective, un levier d’innovation et de solidarité entre territoires. Nous avons aujourd’hui toutes les clés en main pour éviter l’affrontement et bâtir un modèle de gestion plus équitable, plus durable, plus résilient. Il ne s’agit plus de subir, mais d’agir, non par contrainte, mais par volonté commune, pour assurer un accès juste à cette ressource essentielle tout en préservant les écosystèmes dont elle dépend.
La Conférence nationale sur l’eau annoncée en 2025 ne peut être de ce point de vue un simple rendez-vous institutionnel sans lendemain. Elle doit marquer un tournant, renouer avec l’ambition qui, en 1964, avait fait de la France un modèle en matière de gouvernance hydrique. Face à l’urgence, nous devons élever cette question au rang de priorité nationale, en mettant en place des mécanismes de régulation modernes, audacieux, capables de s’adapter aux défis du siècle et d’anticiper les bouleversements à venir.
Bien plus qu’une ressource, l’eau est le fil conducteur de notre société, le ciment des territoires, le trait d’union entre villes et campagnes, entre amont et aval. Plutôt que de nourrir les fractures et d’opposer les intérêts, elle doit être pensée comme un bien commun, dont la gestion repose sur la coopération et la solidarité. Nous disposons des outils, des connaissances et de l’élan citoyen pour amorcer cette mutation. Ce qu’il nous faut désormais, c’est la détermination politique et l’engagement collectif pour faire de l’eau un facteur de rassemblement.
Agences de l’eau, décideurs politiques, entreprises, citoyens, collectivités rurales et urbaines : c’est ensemble que nous construirons une politique hydrique à la hauteur des enjeux du XXIème siècle. C’est ensemble que nous ferons de 2025 le point de départ d’un nouvel équilibre entre usage et préservation, entre développement et respect du vivant. C’est ensemble que nous démontrerons qu’il est possible de concilier écologie et besoins humains, pour que l’eau, en France, ne devienne jamais un privilège, mais demeure ce qu’elle doit être : une richesse partagée, un bien commun, un héritage à préserver et à transmettre. ■
*Thierry Burlot, Président du Cercle Français de l’Eau depuis 2019, a été Vice-président de la Région Bretagne en charge de l’environnement, et Président de l’Office Français de la Biodiversité. Engagé pour l’eau et les transitions territoriales, il préside aussi le Comité de bassin Loire-Bretagne.