Avec plus de 1000 références, le laboratoire Biogaran représente aujourd’hui 32 % des médicaments génériques vendus en France. Ces « vieux » médicaments tombés dans le domaine public ne génèrent que très peu de profits, pourtant ce sont principalement eux qui sauvent et soulagent chaque jour de nombreux patients français. Les génériques sont aussi ceux qui sont les plus à risque de pénurie. Le laboratoire Biogaran ne détient aucune usine en propre mais a délégué la fabrication de ses médicaments à des façonniers (prestataires de production) français et européens, et contribue à soutenir plus de 8600 emplois dans 40 sites de production sur notre territoire.
La cession de cette filiale fait planer un risque important sur notre souveraineté sanitaire : celui de voir ces contrats locaux rompus au profit de fabricants extra-européens produisant à bas coûts, afin de rendre l’opération profitable. Cela risquerait de fragiliser l’équilibre financier parfois précaire des PME françaises et européennes qui dépendent de ces contrats de production. Et surtout, cela rendrait notre approvisionnement en médicaments essentiels plus lointain et incertain, et pourrait aggraver notre problème de pénuries.
L’annonce de la reprise des négociations avec le fonds anglais BC Partners le 30 juillet 2025 est passée presque totalement inaperçue. Le laboratoire français n’aura donc même pas attendu un an après avoir déclaré en septembre 2024, face à l’indignation générale, renoncer « pour le moment » à la vente de sa célèbre filiale générique.
N’avons-nous donc tiré aucune leçon des multiples pénuries et tensions d’approvisionnement que nous connaissons depuis de nombreuses années ? Que sont devenues les déclarations solennelles de reconquête de notre souveraineté sanitaire ?
Aux grands maux, les grands remèdes !
La sécurisation de l’approvisionnement en médicaments est littéralement vitale pour les Français. Et cette sécurisation relève de la responsabilité de l’Etat. Plutôt que de se contenter de l’activation de la procédure de contrôle des investissements étrangers ou d’une prise de participation minoritaire, et si l’Etat français reprenait lui-même Biogaran ?
Cette proposition peut paraître surprenante alors que la tendance des dernières décennies a plutôt été à la vente des bijoux de famille. Cependant la fin de l’abondance doit nous amener à ne plus considérer les médicaments comme des produits de consommation comme les autres, abandonnés aux dures lois du marché mondialisé, et à un approvisionnement erratique. L’ampleur de l’enjeu mérite que cette opportunité unique soit très sérieusement considérée. Cette structure pourrait constituer une base solide pour une entité publique, un « Etablissement français du Médicament » qui piloterait la production des médicaments les plus essentiels et à l’approvisionnement fragile. Il viendrait ainsi consolider l’offre publique de santé, aux côtés de nos hôpitaux, de l’Etablissement français du Sang (qui nous fournit en produits sanguins labiles), du Laboratoire français du Fractionnement et des Biotechnologies (qui produit nos médicaments dérivés du plasma) et de la Pharmacie Centrale des Armées. Il garantirait de façon pérenne le maintien de la production d’un portefeuille restreint de médicaments sur le territoire national ou européen, et pourrait soutenir la relocalisation des approvisionnements, notamment en principes actifs.
Dans un contexte de compétition sur les ressources et de conflictualité croissantes, si demain les rouages de la mondialisation venaient à se gripper, il y a fort à parier que nous nous réjouirions que l’Etat ait fait dès aujourd’hui le choix courageux de sécuriser une filière locale de production de médicaments essentiels. Cessons d’espérer qu’un acteur privé, quelle que soit son origine, place la santé des Français au-dessus de sa survie financière. Ce rachat pourrait être un signal fort du retour de l’Etat stratège.
Le monde change, et le financement du médicament doit s’adapter
Par ailleurs, il est urgent de réformer rapidement et profondément notre modèle économique du médicament, qui repose sur une vision obsolète du monde et de ses perspectives. Sans quoi la dégradation de notre accès à ces produits vitaux poursuivra son cours, alors que plus de 1000 médicaments ont connu une rupture d’approvisionnement en 2024.
Dans notre pays les prix des médicaments sont administrés, et font l’objet de baisses régulières depuis plus de deux décennies. Aujourd’hui une boîte de 16 comprimés de 500 mg de paracétamol est achetée 0,68 e en sortie d’usine. Son prix de vente public TTC est fixé à 2,18 e. 16 comprimés de qualité pharmaceutique, dans leur blister et accompagnés de leur notice, pour moins cher qu’un paquet de chewing-gums. La boîte de 12 gélules de 500 mg d’amoxicilline, cet antibiotique indispensable de première intention, est achetée 1,09 e à son fabricant. À la suite des pénuries de l’hiver 2022, les autorités avaient même dû accorder exceptionnellement une hausse de 10 % de son prix en octobre 2023. N’est-ce pas un signe que ce système atteint ses limites pour certains médicaments ? Aucun prix plancher n’ayant été défini, jusqu’où allons-nous baisser leurs prix ?
Alors que certaines innovations peuvent coûter plusieurs dizaines de milliers d’euros, la grande majorité des médicaments essentiels sont de « vieux » médicaments génériques, bien connus et souvent recommandés en première intention de traitement. Et parce qu’ils sont anciens, leurs prix sont particulièrement bas. Ce système de baisses continues des prix nous a conduits dans une impasse : les médicaments les plus vitaux sont aussi les moins valorisés financièrement ! Et donc les moins rentables pour leurs fabricants.
Défaire l’optimisation pour retrouver de la robustesse
Plus de 90 % des médicaments qui ont connu une pénurie en 2024 avaient un prix inférieur à 10 euros. Car pour maintenir ces productions malgré les baisses de prix, les chaînes de production ont été optimisées à outrance, et sont aujourd’hui particulièrement fragilisées.
Pour réduire les coûts, on a concentré les volumes de production sur un petit nombre de sites (comme dans le cas récent de la pénurie de quétiapine), réduit le nombre de fournisseurs et privilégié les moins-disant (augmentant ainsi le risque de défaillance), et chargé au maximum les plannings de production, rendant très difficile l’adaptation à la moindre hausse de la demande.
Ce dont nous avons besoin pour sécuriser de façon pérenne notre accès aux médicaments essentiels, c’est de faire le chemin inverse et de réinvestir dans la robustesse de leur production. En la rapprochant de nous (géographiquement et diplomatiquement), en recréant des redondances (de chaînes, de fournisseurs) et en désaturant les lignes pour retrouver de la marge de manœuvre face aux variations de la demande. Or cela a un coût, et compte-tenu des tensions géopolitiques mondiales, de l’instabilité climatique et de la raréfaction des ressources, la probabilité est forte qu’à l’avenir ce coût ne cesse de croître.
En opposition avec les décennies d’abondance et de croissance que nous avons connues précédemment, nous devons nous adapter à une nouvelle réalité, faire du médicament une priorité stratégique et penser un système qui revalorise régulièrement les prix des plus essentiels d’entre eux pour notre santé. Inverser la tendance pour défaire cette mécanique de fragilisation.
Parce que nous n’avons pas envie de connaître un monde dans lequel il faudra se résigner à faire sans. ■
*Autrice de « Faire sans : les pénuries de médicaments qui menacent notre santé », à paraître le 18 février 2026 chez Actes Sud.
