Le défi de la décarbonation
En 2019, en France, les émissions de CO2 des véhicules particuliers s’élevaient à 73 millions de tonnes. En 2023, le Secrétariat Général à la Planification Ecologique confirmait qu’il fallait mettre en œuvre toutes les mesures possibles, et proposait des objectifs pour crédibiliser la trajectoire de décarbonation d’ici 2030 (schéma). Le déploiement du véhicule électrique permettrait à lui seul d’économiser 10 millions de tonnes. Le report modal vers le ferroviaire et les bus et autocars offrent un potentiel de 6 MtCO2 mais cet objectif était jugé « encore difficilement atteignable sans inflexion forte ».
Mais un enjeu démocratique et social d’égalité territoriale s’est imposé
En 2018, le mouvement des Gilets Jaunes (1) mis en lumière les besoins des habitants des zones périurbaines et rurales qui étaient condamnés à effectuer plusieurs dizaines de km pour se rendre sur leur lieu de travail et plus généralement pour accéder aux aménités (santé, formation, services administratifs) concentrés dans les grandes villes. Pour répondre à ce défi, la loi sur les « services express régionaux métropolitains » (SERM) propose une offre multimodale de services de transports en commun publics, qui s’appuiera prioritairement sur un renforcement des « étoiles ferroviaires » existantes, mais aussi sur des lignes de cars express et du covoiturage.
Deux douzaines de projets ont déjà été labellisés et le modèle économique de ces projets de SERM est en cours d’analyse au sein de l’Atelier 1 de la conférence « Ambition France Transports ».
Comment peut-on analyser les inégalités territoriales en termes d’accès aux métropoles ?
La carte de l’INSEE illustre ces inégalités sur un cas particulier : celui des 3,3 millions d’automobilistes qui ont leur emploi à plus de 25 km. Les besoins sont concentrés dans les communes situées à l’extérieur des métropoles. Plus généralement nous appellerons navetteurs longs les 7 millions d’actifs automobilistes qui ont leur emploi à plus de 10 km.
Les données de l’INSEE permettent une analyse fine des inégalités en comparant les parts modales des TC (transports collectifs, TER et lignes de bus/cars) pour des liaisons entre des communes périurbaines et les métropoles de Toulouse Bordeaux ou Lyon. Les parts modales TC vont de 14 % à 50 % pour des liaisons de pole à pole (depuis une commune périurbaine dotée d’une gare vers la ville centre) mais les résultats lorsque la destination n’est plus la ville centre doivent nous interpeller :
• Comment se fait-il que les 12 000 navetteurs longs périurbains et ruraux ayant leur emploi à Blagnac ne soient que 3 % à prendre un TC ? Alors que Blagnac est desservie par un tramway depuis Toulouse !
• Comment se fait-il que l’écosystème des TC de la métropole de Bordeaux ne fasse pas mieux dans le cas de Mérignac ?
• Comment se fait-il que l’écosystème de l’étoile ferroviaire Lyonnaise, pourtant remarquable, n’aboutisse qu’a un taux de 4 % dans le cas de Meyzieu St Priest ?
Plus généralement, lorsque la destination n’est pas dans la ville centre, la part modale est catastrophique, et cela malgré le système de transports en commun interne à la métropole. Or cette dernière catégorie concerne la moitié des navetteurs longs issus des communes périurbaines et rurales.
Qu’est-ce qu’un bon SERM ? Quels sont les investissements prioritaires au regard des besoins locaux ?
Un bon projet de SERM est un projet qui améliore la situation existante sur chaque corridor, et qui réduit les inégalités.
Le premier réflexe consiste à améliorer l’attractivité des étoiles ferroviaires (fréquences, rabattements, parkings vélos, etc.). Or si on ne fait que cela, on va certes améliorer le service rendu pour les liaisons de pôle à pôle mais on va accroitre le différentiel avec les usagers dont la destination n’est pas dans la ville centre. Aujourd’hui les pôles d’emploi, les centres hospitaliers ou les universités se situent de plus en plus dans les quartiers périphériques des grandes villes et dans les communes de proche banlieue. Il faut donc simultanément, et pour chaque axe de l’étoile ferroviaire ou routière, déployer des lignes de cars express et des services de covoiturage qui répondent à ces besoins.
C’est exactement ce que le département de l’Isère a fait il y a 25 ans avec la ligne de cars express Voiron / Grenoble / Grésivaudan. Cette ligne suit le tracé du TER mais elle dessert aussi et surtout le CEA et les pôles d’emplois situés en périphérie de Grenoble.
C’est aussi le cas du modèle madrilène où une petite moitié des 340 lignes de cars express sont tangentielles (les autres étant radiales). Et c’est exactement ce que prévoyait le département du Tarn en ouvrant une modeste ligne entre Saint Sulpice et Albi avec des arrêts ayant pour nom « Hôpital » ou « Centre universitaire ». C’est enfin pour réduire les inégalités territoriales en matière d’accès au transport public que François Durovray, président du Conseil départemental de l’Essonne et ancien Ministre des Transports, a porté avec succès le déploiement en Île-de-France d’une cinquantaine de lignes de cars express.
La route peut faire beaucoup plus
La route, par la finesse de sa desserte, a largement contribué à l’étalement des aires urbaines, qui s’étendent jusqu’à une cinquantaine de km au-delà des grandes villes. En outre par son maillage autour des villes (rocades, périphériques, contournements) elle est aussi à la source de l’étalement des destinations (pôles d’emploi, centres hospitaliers, universitaires, ou administratifs). Le car express va chercher l’automobiliste là où il a l’habitude de passer, et il peut apporter une réponse systématique, souple, rapide à mettre en œuvre et à faible intensité capitalistique pour répondre à ce besoin d’équité. La France est par ailleurs très en retard en termes de parts modales des bus et autocars (4,8 % en 2023 source Eurostat) par rapport aux autres pays européens, y compris par rapports à la Suisse (5,6 %) et l’Autriche (7,8 %), pays pourtant bien connus pour leur exemplarité en matière ferroviaire. Enfin n’oublions pas que le transport scolaire assuré par les régions assure un service pratiquement universel en allant chercher dans toutes les communes 2 millions d’écoliers tous les jours pour un coût annuel finalement assez faible de 1000 euros par élève : ce modèle confirme s’il en était besoin le potentiel de l’autocar.
Et la sobriété ?
Nous devrons nous tôt ou tard accepter de nous « déplacer moins » et la meilleure façon de s’y préparer, c’est d’éviter que les nouveaux projets de SERM ferroviaires et routiers nous incitent à nous déplacer beaucoup plus. Les questions de la cible prioritaire (motif travail uniquement ou motif loisirs) et de la tarification devront être posées.
Nous avons besoin d’une boussole
Pour analyser finement ces besoins, pour éclairer la décision et pour suivre les effets des projets, nous avons besoin d’indicateurs simples, robustes, faciles à utiliser et à comprendre à l’échelle d’une commune. Les enquêtes mobilité sont nécessaires mais elles ne suffiront pas. On peut utiliser les données INSEE annuelles sur les mobilités domicile travail des 20 millions d’actifs, on peut aussi utiliser les traces GPS des smartphones. Mais dans tous les cas il faut se donner une boussole qui permette de comprendre à l’échelle de la commune d’où on vient, ou on veut aller, et qui permette aussi de vérifier qu’on est sur la bonne route. ■
* Auteur de : « Transports : les oubliés de la République, quand la route reconnecte le territoire » Ed. Eyrolles et « 40 idées reçues sur les transports, et pourquoi elles nous empêchent d’avancer » Ed. Eyrolles
1. Voir Gilles Savary, « La ville inaccessible. Essai sur une fabrique des gilets jaunes » Ed le Bord de l’eau, 2023.