En effet, la stratégie de décarbonation promue jusqu’alors était encore largement celle que les industriels allemands appelaient celle du « clean diesel ». Elle consistait à se servir des performances supérieures des motorisations diesel en termes de CO2 pour atteindre les objectifs que l’UE avait assigné aux constructeurs tout en s’évertuant à convaincre que les dispositifs de dépollution permettaient de régler de mieux en mieux les problèmes associés aux particules et oxydes d’azote. Elle devait d’abord être employée dans l’UE mais l’industrie allemande nourrissait l’espoir de l’exporter et de convaincre par exemple l’Amérique du Nord de s’y conformer aussi. Cette stratégie était ainsi celle qu’avaient définie les industriels et que le politique avait validé dans un schéma assez rôdé de « co-construction » des politiques de l’automobile en Europe qui donnait un rôle moteur aux constructeurs, réputés mieux à même d’évaluer les options en lice que l’administration ou le politique.
Le dieselgate fait s’effondrer l’un et l’autre pilier de l’édifice automobile et affaiblit considérablement la légitimité des industriels lorsqu’il s’agit d’en construire un nouveau. Symétriquement, il met les ONG (Organisations Non Gouvernementales), le politique et l’administration en position beaucoup plus centrale. Concrètement, entre 2016 et 2023, le lobby automobile -représenté par l’ACEA (Association des Constructeurs Européens d’Automobiles) en particulier - proteste en vain contre les obligations qui lui sont faites en matière d’émissions de CO2 et qui, de facto, rendent l’option électrique de plus en plus incontournable : dans la mesure où le dialogue tel qu’il se nouait avant le dieselgate apparaît a posteriori comme ayant été fortement marqué par le mensonge et les manipulations, le credo promu par les ONG et validé par le politique devient alors qu’il ne faut plus écouter les constructeurs lorsqu’ils prétendent que telle ou telle obligation est intenable puisque, comme par enchantement, lorsqu’on les met au pied du mur sans leur permettre d’espérer un retour en arrière, ils le franchissent et se vantent de l’avoir fait.
La voie électrique s’est imposée en Europe sur ce mode et constructeurs et équipementiers ont, à l’instar de Carlos Tavares -à la tête de Stellantis et un temps Président de l’ACEA - ou des dirigeants de Toyota en Europe, dépensé beaucoup d’énergie à protester contre le privilège -pour eux indu - que l’on accordait à cette option. La vanité de leurs protestations en Europe et le fait que la Chine d’une part et les Etats-Unis de Biden d’autre part ont privilégié eux aussi cette option d’autre part ont petit à petit fait évoluer leurs discours et stratégies industrielles, technologiques et commerciales. Dans la mesure où le décollage des ventes entre 2020 et 2023 s’est opéré dans d’assez bonnes conditions et avec un fort soutien de la puissance publique, les planètes ont paru alors s’aligner et une forme d’optimisme s’est fait jour qui a conduit plusieurs constructeurs à promettre une électrification complète de leurs gammes dès 2030. La décision prise finalement en 2023 de bannir les immatriculations de véhicules thermiques pour les 27 en 2035 s’est inscrite au terme de ce mouvement conduit par le politique avec, en fin de période au moins, une forme d’assentiment d’une large part des acteurs dominants de l’industrie.
L’année 2024 est venue doucher cet optimisme et a été l’annus horribilis pour le véhicule électrique qui a fait naitre à tous les niveaux de très sérieux doutes. Ils sont nés d’abord d’un revirement allemand sur le soutien aux achats de VE qui a impliqué une rupture dans la trajectoire de croissance des parts de marché. Comme cette évolution s’accompagnait d’une offensive en Europe des constructeurs chinois proposant des produits convaincants à des prix compétitifs et de sérieuses difficultés pour concrétiser le décollage de l’activité d’une industrie européenne de la batterie dont profitait l’industrie chinoise pour offrir aux constructeurs Européens des alternatives, la crainte de voir le choix de l’Europe se traduire par une perte de souveraineté automobile et une mise sous tutelle chinoise exprimée anciennement par certains s’est renforcée. Le fragile édifice reposant en partie sur la foi que les uns et les autres avaient dans ses chances de gagner en robustesse au fil des mois et des années a fini par se fissurer et menace en 2025 de s’effondrer.
En effet, confronté au fait que la difficulté de l’entreprise est plus grande que prévu et exige un temps et des moyens que la phase euphorique avait conduit à sous-estimer, la tentation est forte de revenir sur ce qui s’est passé depuis 2015 et d’en tirer la conclusion que, décidément, « c’était mieux avant ». Les deux piliers sont alors impliqués dans le projet de « restauration ». Le premier d’entre eux est le pilier politique et il s’agit alors de remettre les constructeurs et l’industrie qui -contrairement à ce que l’on a postulé ces dernières années - sont seuls à connaitre les réalités industrielles, technologiques et commerciales : le volontarisme dont on a fait preuve après le dieselgate et la défiance vis-à-vis des industriels qui y a été associée sont alors vus comme les erreurs qui ont conduit aux déconvenues d’aujourd’hui. Il faudrait donc redonner aux constructeurs les clés. Le second en résulte et est industriel et technologique : il consiste paradoxalement à considérer que ce qui invalide l’option de la fin du thermique en Europe en 2035 est l’avance chinoise et à demander pour cela du temps.
La conclusion qui s’est dessinée en 2024-2025 consiste ainsi au fond à refermer la parenthèse volontariste et tout se passe comme si le politique, effrayé par l’audace interventionniste qui a été la sienne en matière automobile pendant quelques années, décidait de refaire confiance aux industriels pour gérer le dossier. Le problème est que, comme le montrent les premières traductions que prennent les « flexibilités » qu’ont obtenu les constructeurs sur le CAFE 2025, ce mouvement de balancier nous ramène au statu quo ante et compromet d’évidence l’atteinte des objectifs associés au Net Zero Emission pour 2050. L’autre option consiste à tirer une conclusion inverse des difficultés industrielles rencontrées en 2024 : l’UE ne peut pas s’arrêter au milieu du gué et doit accepter que le cap pris ne pourra être tenu sans renoncer à la souveraineté qu’en assortissant ces engagements à la fois de très solides protections et de très puissants et durables soutiens à l’industrie.
Comme l’a souligné en septembre 2024 Mario Draghi dans le rapport qu’il a remis à Ursula Von der Leyen, cette manière de voir et de faire est celle qu’ont adopté nos grands partenaires et concurrents que sont ici la Chine et les Etats-Unis. J. Biden en particulier dans son Inflation Reduction Act avait compris que résoudre la question écologique ne devenait politiquement possible qu’à condition de ne pas parler que de climat mais aussi d’emploi, d’industrie et de souveraineté. L’UE a fait mouvement dans cette direction mais doit d’urgence accélérer le mouvement et se mobiliser pour structurer une politique industrielle qui permette de continuer d’exiger des constructeurs qu’ils fassent ce que l’on leur demande plutôt que de renoncer à exiger d’eux quoique ce soit après avoir constaté que l’on ne sait pas les protéger et les soutenir pour y parvenir.
Les « droits compensateurs » qui ont été définis par l’UE pour corriger les distorsions de concurrence expliquant une part significative de la compétitivité des véhicules importés de Chine constituent un pas dans ce sens. Il est toutefois très vite apparu que ces droits de douanes étaient insuffisants et qu’ils ne pouvaient être imposés ni aux seuls véhicules électriques ni aux seuls véhicules. Les véhicules hybrides mais aussi les pièces et composants bénéficient aussi de soutiens publics importants qui devraient conduire l’UE à protéger toute son industrie. Ensuite, sur le terrain du VE et de la batterie, le retard européen est d’au moins une demi-décennie et, comme cela a toujours été le cas dans l’automobile, on sait que l’émergence d’une industrie qui prend le départ avec des années de retard ne peut se faire qu’à l’abri de protections qui permettent ensuite de concevoir des politiques industrielles aptes à produire leurs effets. De tout cela, l’UE qui n’a longtemps cru que dans le libre-échange prend conscience et l’on peut, en 2025, se féliciter du chemin parcouru dans le bon sens au moins autant que se languir devant la lenteur des pas fait pour combler le retard. ■