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Réinventer la social-démocratie

Par Christian Pierret, ancien ministre en charge de l'industrie, et Philippe Latorre, cofondateur et associé d'un fonds français de capital investissement*

La victoire d'Emmanuel Macron vient bouleverser l'ordre politique ancien. Elle réorganise la vie politique non plus entre droite et gauche mais conduit à faire éclater le PS et LR pour disposer d'un parti présidentiel qui vise la majorité à l'Assemblée.

Ce camp des progressistes qui émerge aujourd'hui en France a une histoire. L'une de ses inspirations est la « troisième voie », philosophie politique qui a montré le chemin pour le Parti Travailliste britannique anglais il y a vingt ans, mêlant sans complexe économie de marché et exigence de solidarité. Théorisée par le sociologue et philosophe britannique Anthony Giddens dans son livre « Beyond left and right. The future of radical politics » publié en 1994, elle a inspiré en Europe le premier ministre britannique Tony Blair puis le chancelier allemand Gerhard Schroeder. Aujourd'hui l'élection d'Emmanuel Macron nous permet à nous, Français, de reprendre ce flambeau en faisant émerger ce courant progressiste.

Il faut rappeler que si le terme de « social-démocratie » n'a jamais été officiellement accepté par la gauche, en particulier le PS, celle-ci s'est déjà constituée en France et a déjà eu l'occasion de se réinventer à travers une riche histoire en Europe. A ses origines la social-démocratie au XIXème siècle en Allemagne où elle est née repose sur un triptyque : une volonté de lutter contre les inégalités et d'établir une société plus juste, ce qui l'apparente au mouvement socialiste dont elle est issue, mais de manière progressive et démocratique et non par rupture révolutionnaire, ce qui la distingue du socialisme marxiste et en faisant jouer un rôle de premier plan à l'Etat par les politiques économiques keynésiennes. Ce mouvement a connu son heure de gloire dans les années 60 à 80 avec les chanceliers Brandt et Schmidt en Allemagne, Kreisky en Autriche, Palme en Suède. Plusieurs évènements sont venus bousculer ces mouvements : à partir des années 90 l'endettement des Etats ne permettait plus des politiques budgétaires expansives, la mondialisation imposait d'adapter notre économie et de la rendre plus compétitive et donc plus flexible. Cette prise de conscience des réalités n'interdisait pas, au contraire, de préserver les solidarités et de corriger les injustices. C'est ce qui a inspiré Tony Blair et Gerhard Schroeder.

La méthode d'Emmanuel Macron repose sur trois fondements qui nous paraissent essentiels car ils conditionnent le succès futur. Le premier est que la France retrouve confiance en elle et optimisme. Chercher le soleil plutôt que l'ombre. Voir le verre à moitié plein qu'à moitié vide. Le cynisme, le French Bashing, le masochisme et l'autodénigrement ont été trop longtemps encouragés par les déclinistes de toutes sortes. L'exil fiscal en a été la forme la plus violente et la plus commentée, revenant à dire à ceux qui sont dans le pays : « la France est foutue, et je m'en fiche ». Aujourd'hui Paris et l'Europe vont attirer de nouveau quand Londres va devoir se consacrer à la gestion d'un Brexit coûteux pour elle et complexe.

Le deuxième fondement est la conviction que l'on doit accepter le monde tel qu'il est, c'est-à-dire accepter l'ouverture, les échanges libres et régulés, la mondialisation c'est-à-dire la liberté de circulation des hommes, des services, des produits. Les révolutions technologiques qui portent la mondialisation s'imposent à nous, même si nous avons des difficultés à imaginer comment l'entreprise, le travail, la famille s'organiseront demain. Cela ne veut pas dire que nous acceptons ces révolutions passivement mais qu'au contraire nous devons réhabiliter la politique, en construisant un discours de sursaut pour que notre pays réapparaisse avec plus de force dans la compétition mondiale et organise ces changements. Notre expérience nous conduit à toujours être frappés par la trop grande méconnaissance des mécanismes économiques chez les Français, à commencer par cette règle de base que l'on doit créer la richesse avant de la partager. Cette absence de culture économique se retrouve aussi chez une part importante des élites. Combien ont travaillé, même avec l'ouverture à la société civile, dans une entreprise alors que la majorité de la population active est salariée du secteur privé, les responsables politiques en charge des sujets économiques ont-ils cette expérience ? c'est pourtant cette expérience qui permet de comprendre les rouages du moteur de l'économie.

Le dernier fondement est ce conseil prêté à François Mitterrand, « tout ce que vous ne ferez pas dans les six premiers mois, vous ne le ferez jamais ». Il marquera certainement le quinquennat qui s'ouvre à Emmanuel Macron : éviter l'expérience malheureuse de la réforme du Code du travail qui a traîné des mois, quatre ans après le début de la présidence Hollande. C'est le sens du recours aux ordonnances pour réformer profondément dès juillet 2017.

Au-delà de ces fondements il faut approfondir ce projet progressiste. En le mettant en perspective et en prolongeant certaines pistes plus loin.

La social-démocratie que nous voulons construire doit placer l'Etat à sa juste place. C'est-à-dire aussi comprendre qu'il y a des responsabilités qui ne doivent pas être les siennes. L'Etat n'est par exemple pas un bon actionnaire. Il y a là des ressources que l'on peut réallouer ou des impôts que l'on peut ainsi réduire ! Une façon nouvelle et originale de regarder l'école est aussi de considérer que ce n'est pas seulement une question de moyens. Car il faut tourner le dos à l'attitude de tous les gouvernements, attendre ou arroser le sable. Il faut maintenant s'occuper de rendre l'école plus efficace sans que nécessairement les moyens alloués soient accrus.

En même temps l'Etat doit agir pour accompagner les victimes des mutations économiques. Il doit donner sa chance au travail, au mérite, à la valeur personnelle, en multipliant les opportunités de rebondir pour les hommes et les femmes qui sont confrontés à l'échec sans que le contexte personnel, l'origine ethnique, le genre ou l'orientation sexuelle ne soient considérés comme des obstacles insurmontables. Il ne s'agit pas de rêver à une égalité impossible mais d'inventer les mécanismes susceptibles d'aider chacun à user de toutes ses potentialités pour occuper la place qu'il mérite dans la société. Evidemment certaines inégalités doivent être combattues comme par exemple celles qui concernent le système de santé. Qui sait qu'entre Paris intra-muros et la banlieue, la mortalité peut varier du simple au double ? D'où une défiance bien compréhensible envers un système dont le contrat social affirmé est couramment violé. Que dire des inégalités territoriales de toutes sortes ? Ainsi un français sur cinq est touché par les inégalités de logement qui affectent sa vie familiale. L'équité, à savoir le traitement personnalisé des situations particulières individuelles ou collectives, est la solution pour favoriser l'égalité des chances.

L'engagement européen doit être affirmé avec force. L'Europe est un destin et une chance historique. Mais il faut introduire de la souplesse pour gérer l'Union face aux coups de boutoir qu'elle subit aujourd'hui. Il faut s'appuyer sur le couple franco allemand et sur les pays fondateurs de l'Union élargie à la péninsule ibérique pour sortir des avatars d'une technocratie tatillonne qui fonctionne à vide, sans projet politique. Ré-enchanter la citoyenneté européenne passe par une régulation concertée de la mobilité des personnes, une incitation plus active à la découverte du continent par la jeunesse, une politique commune de l'énergie la moins carbonée possible, un rapprochement des politiques et des entreprises de défense dans le cadre d'une convergence stratégique européenne, une homogénéisation de la fiscalité de l'épargne et de l'impôt sur les sociétés à travers une coopération renforcée avec les Etats de la zone euro. L'euro est le pilier de la construction européenne, l'axe d'une croissance durable et saine qui jusqu'aujourd'hui a garanti une faible inflation et des bas taux d'intérêt. Il devrait être le moyen d'une double convergence des politiques budgétaires et de relance des investissements (productifs et collectifs). La constitution d'une Bourse européenne puissante est une nécessité face à Londres et aux conséquences du Brexit.

En matière de travail nous plaidons pour des conditions d'emplois plus souples. Nous stigmatisons le contrat « zéro heure » dont le coût humain et social est prohibitif mais nous savons que le « tout CDI » n'est plus adapté à la guerre économique mondiale. Nous nous prononçons pour un contrat de travail unique dont les droits progressifs se renforceraient dans le temps pour établir une continuité. Nous voulons mieux motiver les salariés et rendre l'initiative à tous, devenus de ce fait acteurs de leur travail. La révolution de la responsabilité dans l'entreprise est un thème absent des débats politiques et pourtant essentiel. La France est traditionnellement un pays très hiérarchisé et doit plus que tout autre s'adapter à des modes d'organisation plus souples. En même temps, plus que jamais, pour le salarié, l'intelligence et la compréhension du sens de son emploi sont devenues nécessaires pour favoriser l'implication dans son travail. Les progrès économiques et les résultats de l'entreprise dépendent aussi de leur implication.

Nous affirmons le rôle social du capital qui, mobile, se distingue de l'ordre inféodé à la naissance. Chacun devrait être convié à prendre un risque entrepreneurial raisonné pour créer de la valeur. Il y un effort très grand à accomplir pour faire comprendre l'économie. La figure de l'entrepreneur qui est au cœur de la création de richesse est en réalité mal connue. L'encourager est pourtant essentiel si l'on veut favoriser la croissance et la réduction du chômage. Elargir l'accès des salariés au capital de leur entreprise serait la meilleure des façons de les impliquer et les responsabiliser au moment où l'on attend qu'ils soient acteurs du changement. Cette piste devrait être poursuivie. Il nous paraîtrait normal que le capital soit moins imposé quand il est actif, et davantage soumis à l'impôt lors d'une succession. Il ne s'agit pas pour autant de défendre une politique du « renard libre dans le poulailler libre » : les questions de déontologie, la prise en compte des préoccupations de responsabilité sociale de l'entreprise font leur chemin et doivent être encouragées dans une perspective progressiste.

Car la meilleure des façons de construire cette social-démocratie réinventée c'est à la fois de recréer le climat de confiance et de stabilité qu'exige l'économie pour créer des richesses et de redonner un sens collectif, en affirmant, avec une force renouvelée, la nécessité de la Justice sociale, de la Fraternité, et de la Liberté. 

 

(*) Christian Pierret, ancien député socialiste des Vosges et ancien ministre en charge de l'industrie dans le gouvernement Jospin entre 1997 et 2002, et Philippe Latorre sont les auteurs de « Réinventer la social-démocratie », préface d'Hubert Védrine, paru chez l'Archipel en mars 2017