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Journal d'un salaud de patron

URSSAF, administration, management, médecine du travail, droit social… Plaidoyer aussi cynique qu'exigeant, Journal d'un salaud de Patron n'oublie et n'épargne aucun des méandres de la vie de millions de dirigeants de PME. Chacune des pages de cet essai emporte le lecteur dans une course effrénée à la trésorerie, aux clients, au bien-être de ses salariés. Plongé dans le quotidien de ce « petit patron », on s'arrache parfois les cheveux mais on rit presque toujours.

Auteur : Julien Leclercq*

* Julien Leclercq dirige Com'Presse, une agence de presse et de communication qui compte une cinquantaine de salariés et dont le siège est à Astaffort (Lot-et-Garonne). Auteur de Chronique d'un salaud de patron (Les Cavaliers de l'orage, 2013), il est également le fondateur du mouvement des Déplumés.

Seuils Sociaux

[…] Nous, je viens de vous le dire, on est quarante-huit, alors on a la chance d'avoir un Thierry. Deux de plus, et c'est cinquante, seuil fatidique dont on parle régulièrement dans les médias sans vraiment y faire grand-chose. Chez nous aussi c'est un sujet qui revient souvent. Cinquante salariés, ça fait peur, et on préfère éviter. Comme toutes les craintes, elle n'est pas toujours rationnelle, quoique…

Concrètement, c'est trente-cinq mesures supplémentaires à respecter absolument, dont les plus célèbres d'entre elles sont la création d'un comité d'entreprise et une représentation syndicale. Certaines études parlent d'un coup supplémentaire d'environ 4% pour l'entreprise dès lors que ce cinquantième est embauché. La résultante est naturelle bien que, je l'admets, peu morale : lorsque l'on flirte avec la « zone rouge » et que l'on aurait besoin de passer à cinquante et un, on essaie d'éviter. Un gros client qui permettrait de créer dix emplois d'un coup fera passer la barrière, mais à une ou deux personnes près… tout gestionnaire qui se respecte tentera de se débrouiller autrement. Pas pour agrandir sa piscine, mais pour la pérennité de son entreprise.

Lever les seuils sociaux ne créera pas des millions d'emplois, mais effacera ce frein qui n'est pas seulement psychologique. Vu la situation de l'emploi en France, c'est un levier dont il serait idiot de se passer, à moins bien sûr que l'on considère que c'est un pur hasard s'il y a 2,4 fois plus d'entreprises de quarante-neuf salariés que de cinquante dans notre pays. Limiter ce levier à une durée de trois ans pourrait être une idée intéressante… quand on est sourd, et que l'on n'entend pas les chefs d'entreprise crier qu'ils souhaitent des mesures durables et un minimum de visibilité dans la réglementation qui les entoure. […]

Médecine du travail

Une lettre de la médecine du travail attire mon regard, je m'en saisis. Il s'agit d'un certificat d'aptitude. En arrêt depuis très longtemps et déclarée inapte à toute activité professionnelle, une de mes collaboratrices a passé la semaine dernière dans un centre près de chez elle (elle était en télétravail) une visite de reprise ou de pré-reprise (ou prépré-reprise, je m'y perds). C'est officiel : elle est apte à reprendre.

La lettre du centre de santé au travail dont elle dépend ne s'arrête pas là, le certificat est accompagné de quelques recommandations que je m'empresse de lire.

Avec beaucoup d'attention. Plusieurs fois. Je chausse mes lunettes et relis une dernière fois. Juste pour être sûr. Ma salariée est déclarée apte à reprendre le travail. Sous réserve :

- de n'être pas en contact direct avec les clients de l'agence ;

- de n'être pas en contact direct avec ses collègues ;

- de n'être pas en contact direct avec sa hiérarchie.

Je crie dans le couloir.

« Thierry, c'est une blague ? C'est quoi ce machin ? Vous me faites marcher ? Personne n'a vraiment pondu une ânerie pareille ? »

Je m'époumone pour rien. Mon premier collaborateur n'arrivera pas avant 9h. Et Thierry, responsable également des questions qui touchent au droit social, ne travaille que l'après-midi (au vu de l'ampleur de la tâche, cela ne va pas durer).

Je descends boire un thé. Pour me calmer, ou pour tenter de trouver comment quelqu'un peut travailler dans une PME sans être en contact ni avec un client, ni avec un collègue, ni avec sa hiérarchie. Remarque, il est précisé « direct ». C'est peut-être là qu'il y a quelque chose à comprendre. Peut-être suffit-il qu'elle ne nous voie jamais ? Peut-être sommes-nous trop moches pour son équilibre mental ? […]

Créer en France ou à l'étranger ?

Jonathan m'attend déjà au bar du Pullman quand j'arrive. Invariablement affublé d'un pantalon gris clair trop grand pour lui et d'une chemisette bleue bien trop petite, cet entrepreneur breton est mon ami depuis près de dix-huit mois. Je l'avais rencontré à l'occasion d'une conférence lors de laquelle il avait témoigné de la difficulté qu'il avait à décrocher des subventions. Dirigeant d'une agence Web, il avait multiplié les rendez-vous avec les collectivités pour monter un projet de site. Sans succès. D'après ce que j'ai compris sur son SMS m'invitant à le rejoindre, c'est de ce projet dont il souhaite me parler aujourd'hui. Comme à son habitude, Jo m'accueille avec une franche accolade.

« Ah ça fait du bien de te voir ! Dis-moi, t'as pas maigri toi ? Faudrait voir à arrêter les hamburgers. Bon enfin, on n'est pas là pour parler de notre ligne, pas vrai ? Je voulais te voir, tu te souviens de mon projet de photothèque ?

- merci Jo, si ça te va on va laisser ma silhouette de côté. Bien sûr que je me souviens de ton projet. Y a du neuf ?

- Un peu qu'il y a du neuf ! Je t'avais raconté mon parcours du combattant ? Huit mois à monter et défendre un dossier, pour un nouveau service Web. Une dizaine d'emplois à la clé, un nouveau secteur d'activité, bref l'extase a priori, sauf que tout avait été retoqué. Plus de budget, qu'on m'a dit.

- Oui, oui, je m'en souviens bien.

- Je t'ai raconté que ma nana était à moitié polonaise ?

- Peut-être, je ne sais plus. C'est quoi le rapport ?

- Attends, tu vas voir. L'été dernier, nous sommes allés passer quinze jours là-bas, avec sa famille. Figure-toi qu'au milieu de nos vacances il y a eu une grande réception à l'Ambassade de France, à laquelle j'ai été convié par l'intermédiaire de mon beau-père qui connaît la cousine de… bon enfin bref, désolé. J'y suis allé, et j'ai pu discuter une dizaine de minutes avec la nana qui s'occupe des PME pour le gouvernement français. Ou qui s'occupait, je sais plus trop, moi, tu sais, la politique… Je lui parle de mon projet, elle le trouve génial et me demande si je n'ai pas envisagé de le monter là-bas.

- En Pologne ?

- Oui, en Pologne ! Donc là, je me dis banco, on tente le coup. J'ai pris exactement le même dossier, et j'ai fait mes demandes de subventions pour monter mon truc là-bas. Ben tu sais quoi ?

- vu ta tronche, je dirais que tu l'as eu, ton argent…

- Affirmatif !

- C'est génial ça, félicitations !

- Bien sûr que c'est génial, mais quand même, c'est un peu con.

- Là, je ne te suis plus.

- Julien, je monte un dossier pour créer un business en France, qui créerait de l'emploi en France. La France ne peut pas me prêter. Quelques mois plus tard, je présente le même dossier pour embaucher des Polonais en Pologne. Et là, la France me donne. Tu trouves pas ça un peu con, toi ? » […]

Arrêt de travail

J'arrive au bar, il y a pas mal de monde installé en terrasse ou devant les écrans qui diffusent des courses à longueur de journée. Je commande un jambon-fromage, m'achète trois Millionnaire et un Numéro fétiche pour patienter.

Alors que je me remets à peine de mon bonheur d'avoir gagné deux euros sur mon premier ticket, un homme entre dans le café et commande une bière.

Le patron sort de la cuisine en trombe.

« Qu'est-ce que tu fous là ?

- Ben… je viens faire mon tiercé et boire une bière.

- Tu te fous de moi ?

- Mais enfin ! J'ai quand même le droit de faire mon tiercé, non ?

- Non. En tout cas pas ici. Sors de là, on en parle dans quinze jours. »

L'homme sort, l'échange n'a duré qu'une trentaine de secondes. La moitié de la salle se tait, l'autre rigole franchement.

Ne comprenant rien à ce qui vient de se passer, j'interroge le maître des lieux.

« Quel était le problème ? Il vous doit de l'argent ?

- Non. Ce monsieur travaille ici. Normalement c'est lui qui devrait vous servir, mais là il est en arrêt de travail. Quinze jours pour une angine “qui le cloue au lit”. Visiblement pas suffisamment pour l'empêcher d'aller jouer aux courses.

- Ah oui… Culotté quand même.

- Ce n'est pas le premier mot qui me vient à l'esprit. » […]

Recrutement

Je suis de bonne humeur au moment d'accueillir la cinquième personne. Qui se présente en force, puisqu'elle vient accompagnée de ses parents. C'est assez fréquent lorsque les candidats sont très jeunes, j'accueille toujours chaleureusement papa et maman dans ce cas en leur offrant un café (que je ne fais pas moi-même, soyez tranquille). Ce qui est moins usuel, c'est que papa et maman s'invitent dans la salle avec leur progéniture. Je suis tellement surpris que je ne leur demande pas de sortir. Je passe vingt minutes à poser des questions, auxquelles j'obtiens des réponses très satisfaisantes, et même carrément emballantes… malheureusement toutes livrées par la mère. À laquelle je finis par demander (sincèrement) si elle ne cherche pas un job. Elle semble surprise, pourtant elle a du remarquer, comme moi, que sa fille n'avait pas prononcé un seul mot depuis son arrivée, elle ne lui en a pas laissé l'occasion. En les remerciant pour leur visite il me semble comprendre que la jeune femme va tuer sa génitrice à peine le seuil franchi.

Souvent, quand j'interviens en école, je prends la peine de conseiller aux jeunes de se présenter en entretien seul. Ça parait évident au premier abord, mais le contraire est finalement assez fréquent.

Le patron idéal

Le patron idéal doit à la fois être à l'écoute de ses équipes, savoir se remettre en question et être un bon manager. Il doit également savoir décider vite : oui ou non, mais tout de suite. Je ne suis pas surpris après avoir lu cela de découvrir que les deux tiers de nos compatriotes souhaitent que leur boss soit plus préoccupé par leur bien-être que par le chiffre d'affaires de la société. Il paraît loin le patron "à l'ancienne"... Sauf que, un peu plus tard, la même étude demande aux Français quel animal représenterait ce supérieur idyllique et que le grand gagnant poilu est un saint-bernard. Une preuve que, malgré tout ce qui précède, le paternalisme n'est pas à jeter aux orties. Car, s'il y a une condition sine qua non pour qu'un salarié soit à l'aise dans son univers professionnel, c'est bien qu'il s'y sente en sécurité. Ayant pendant des années dirigé une entreprise en sursis, je ne peux que confirmer cette donnée : pour rendre mes équipes heureuses j'ai commencé par tout faire pour qu'au quotidien elles oublient notre situation financière. […] 

Journal d'un salaud de patron - Julien Leclercq - Fayard - 200 pages

© Avec l'aimable autorisation des Editions Fayard

 

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