Print this page

“La panne électrique du 28 avril 2025 en Espagne est un rappel des défis complexes et interconnectés auxquels sont confrontés les systèmes énergétiques modernes”

Par Stéphane Piednoir, Sénateur de Maine-et-Loire, Président de l’OPECST

Que s’est-il exactement passé le 28 avril à 12h33 pour que l’ensemble de la péninsule ibérique se trouve plongée dans le noir pour les 24 heures suivantes ?

Si cette date restera longtemps dans les mémoires, que le cœur de l’Europe puisse être touché par un black-out complet n’est pas un phénomène unique : par exemple, en 1987, la centrale à charbon de Cordemais a connu un incident lié à un phénomène climatique de froid intense et plongeant tout l’Ouest de la France dans l’obscurité. Et, aussi incompréhensible que cela puisse paraître, un même épisode pourra sans doute se répéter dans un avenir proche. Mais pour éviter une succession de mésaventures de la sorte, il est essentiel d’en identifier les causes précises - ce qui prendra vraisemblablement plusieurs mois.

Pour bien comprendre l’origine de cette panne monumentale, il faut se souvenir que le transport de l’électricité est un système très peu flexible. En effet, le courant alternatif, généré par un alternateur immédiatement situé après la source de production, doit respecter sur le réseau européen une fréquence de 50 Hz, c’est-à-dire 50 oscillations par seconde pour les électrons qui le parcourent. Et la marge de tolérance est de seulement 0,2 % : en dehors de cette plage, le réseau s’écroule littéralement, la distribution d’électricité s’arrête presque instantanément, et c’est le black-out ! Pourtant, l’ensemble du réseau doit s’adapter en temps réel pour être en adéquation aux fluctuations de l’offre et surtout de la demande des consommateurs. Un vrai travail d’orfèvre !

Évidemment, il est plus facile de réguler la fréquence lorsque le mode de production est lui-même stable et pilotable. C’est le cas dans toute centrale électrique conventionnelle, c’est-à-dire pour les centrales nucléaires, au gaz, au charbon ou au fioul ainsi que pour les barrages hydrauliques. Dans chacun de ces cas, on sait à l’avance et de manière totalement prévisible le volume de wattheures qui sera obtenu par manœuvre humaine de déclenchement de la production. On peut aussi, si besoin, moduler ce volume très rapidement et le décaler dans le temps de manière à correspondre aux besoins du marché, tant pour l’industrie que pour les particuliers. Le tout maintient théoriquement sans trop de difficulté cette fréquence de réseau au plus près de la valeur de référence de 50 Hz.

Du côté de la demande en électricité, les fluctuations sont nombreuses mais généralement assez bien identifiées : le démarrage matinal des sites industriels électro intensifs, les pics de froid, le retour à domicile des travailleurs en début de soirée, les charges de véhicules électriques etc. Seul un événement majeur et imprévisible peut donc provoquer une rupture si forte dans le flux de la demande que la production ne puisse satisfaire dans le temps imparti pour maintenir l’équilibre du réseau. Difficile d’accréditer cette thèse dans le cas du black-out du 28 avril, s’agissant d’un milieu de journée d’une semaine ordinaire d’un printemps normal, et bien sûr épargné par tout phénomène naturel ou climatique exceptionnel. Rien, ni dans les observations concrètes ni dans les premières informations de l’enquête menée par ENTSO-E (Réseau européen des gestionnaires de réseaux de transport), ne va dans ce sens.

Par conséquent, il faut se tourner du côté de la production, avec trois hypothèses pour expliquer une variation exceptionnelle à la hausse ou à la baisse : l’attentat, l’accident industriel ou la défaillance du modèle.

La REE (Red Eléctrica Española), autorité espagnole chargée du transport de l’électricité (équivalent de RTE en France), a d’emblée écarté la cyberattaque ou la malveillance coordonnée sur différents sites.

La défaillance d’une centrale de production, quelle qu’elle soit, est évidemment envisageable, mais les systèmes de surveillance permettent généralement d’en identifier les causes assez rapidement. Il suffit de consulter les différents rapports annuels d’activité (par exemple celui de l’ASNR pour les centrales nucléaires en France) pour en apprécier le niveau de détail et de précision. De plus, dans ce cas – et c’est la raison d’être d’un réseau de distribution interconnecté – les centrales voisines pallient ce déficit par modulation pour retrouver l’équilibre idoine. Il faudrait donc envisager une défaillance multiple et simultanée, quasi généralisée, pour créer un désordre tel qu’il ne puisse être rétabli dans des délais supportables. Ce dernier cas de figure est un cas d’école rarissime, et on peine à imaginer la survenance d’une panne, au même moment, sur la quasi-intégralité des centrales pilotables. Sara Aagesen, ministre espagnole de l’Energie, privilégie partiellement cette théorie en évoquant des incidents à Grenade qui auraient entrainé une réaction en chaîne dans plusieurs sous-stations et in fine la perte de 2,2 Gw d’électricité. Les autorités évoquaient même la perte de 60 Gw, soit 60 % de la consommation électrique de l’Espagne, en l’espace de cinq secondes. Bref, la communication officielle est pour le moment très floue !

D’autres experts considèrent que ce qui est en cause est plutôt une forte augmentation de production (et donc de tension) qu’un effondrement. L’enquête devra en déterminer l’origine, mais évidemment les sources de production intermittentes sont d’ores et déjà ciblées par la plupart des analyses. On comprend que cette thèse ne soit pas privilégiée par l’exécutif espagnol car elle remet profondément en cause le modèle du mix énergétique du pays, basé pour une large part sur les énergies renouvelables intermittentes non pilotables (éolien et photovoltaïque).

Durant la matinée du 28 avril, très ensoleillée, la production solaire a considérablement augmenté pour atteindre, à midi, 60 % de la demande en électricité. En ajoutant les 12 % d’origine éolienne, on obtient 72 % de la production en provenance d’énergies intermittentes et non pilotables, produisant du courant continu. Ce ratio n’est certes pas inédit sur la péninsule ibérique, mais à peine une semaine avant l’incident la REE alertait les autorités espagnoles sur des épisodes d’importantes variations de tensions similaires et, dans son rapport annuel, des fragilités du réseau liées à la forte fluctuation des renouvelables. Cette analyse tend à prouver que, au-delà d’une certaine limite, gérer l’afflux d’énergies non pilotables relève de l’exploit permanent pour les équipes techniques et met en péril l’ensemble du système.

Du point de vue énergétique, en raison de sa faible interconnexion avec le reste de l’Europe, l’Ibérie a bénéficié de son caractère insulaire pour sortir du modèle européen de fixation du prix de l’électricité. En réalité, seule la France peut permettre à l’Espagne de palier le dérèglement de son réseau. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de confier cette régulation à un pays dont le modèle est foncièrement différent – rappelons que le mix électrique français repose toujours sur environ 70 % de nucléaire.

En raison du black-out voisin, la France a fourni cet approvisionnement stabilisateur avec ses barrages hydrauliques de proximité. Mais il a fallu circonscrire l’origine de cette production pour ne pas courir le risque d’une propagation du black-out à la partie méridionale de l’hexagone voire dans sa totalité. Le Portugal et l’Espagne pointent cette responsabilité comme un mantra pour dissimuler les interrogations légitimes que posent cet incident exceptionnel.

La panne électrique du 28 avril 2025 en Espagne est un rappel des défis complexes et interconnectés auxquels sont confrontés les systèmes énergétiques modernes. Elle donne à réfléchir sur les conséquences des choix nationaux et internationaux qui menacent la souveraineté énergétique de chaque pays. Elle remet au cœur du débat la complémentarité des modes de production. En mathématiques, deux angles sont complémentaires lorsqu’ils forment un angle droit. Veillons à ce que nos politiques publiques en matière de mix énergétique ne soient pas orthogonales aux besoins de la population et à la stabilité du réseau de transport !