Cela fait des années que le café du commerce médiatique conteste l’effondrement. Pourtant les données sont limpides, notamment au sein des jeunes générations. Parmi les 15-28 ans, le pourcentage de lecteurs assidus (20 livres par an ou plus -hors BD-) a été divisé par plus de 3, en un demi-siècle, passant de 35 % à 11 %. Selon la dernière enquête du CNL, seuls 19 % des 13-15 ans et 11 % des 16-19 ans lisent, tous les jours ou presque, un livre, au sens le plus large du terme (roman, BD, Manga, ouvrage de cuisine, de bricolage, etc.). Chez les garçons, entre 16 et 19 ans, le temps d’écrans (5h12 ; hors lecture et livres audio) est 45 fois plus important que le temps passé à lire des livres (au sens large ; 7 min). Chez les filles c’est 18 fois (5h09 vs 17 min). En outre, contrairement à un mythe persistant, les jeunes lisent peu sur leurs écrans. En moyenne, le temps total d’écran consacré à la lecture tourne autour de 3 %.
Les conséquences de ce naufrage sont manifestes : nos enfants sont aujourd’hui en grande souffrance vis-à-vis de la lecture. Plus de 50 % des collégiens trébuchent sur les textes les plus simples. 75 % sont au mieux capables de comprendre le message explicite d’un énoncé concret. Depuis le premier rapport PISA 2000, les compétences en lecture de nos élèves (15 ans) ont reculé de 31 points, soit à peu près 1,5 ans d’acquis scolaires (i.e. les collégiens de 2022 avaient le niveau des collégiens de milieu de 5ème de 2000). Juste un exemple, tiré de ces évaluations PISA. Un texte de 350 mots, réparti en cinq paragraphes, est présenté aux participants. La question est : « Dans le dernier paragraphe du blog, la professeure écrit : “Cependant, un autre mystère subsiste”. De quel mystère parle-t-elle ? ». Le dernier paragraphe commence comme suit : « Cependant, un autre mystère subsiste. Qu’est-il arrivé aux plantes et aux grands arbres utilisés pour déplacer les moaï ? ». Plus de la moitié des collégiens français (et de l’OCDE) échouent aux questions de ce niveau.
Pour appréhender ces résultats, il faut mesurer ce qu’est vraiment la lecture. Lorsqu’on dit que l’enfant apprend à lire au CP, on amalgame lecture et décodage. Or, si décoder est important, ce n’est pas suffisant. Lire c’est comprendre ; et, à terme, les difficultés de décodage sont rarement le facteur limitant de la compréhension. En ce domaine, collégiens et lycéens échouent bien plus fréquemment par manque de connaissances générales ou défaut de langage que par carence de décodage. Un mauvais décodeur spécialiste de baseball, histoire, économie ou géopolitique comprendra bien plus aisément un énoncé traitant de ces sujets qu’un excellent décodeur ignorant tout ou presque des questions abordées. Les études montrent que la lecture a un impact important et spécifique sur le développement de la culture générale.
Il en va de même pour le langage. S’il est défaillant, lire devient impossible. Or, ses formes orales restent assez pauvres. Sa fécondité se concentre dans les corpus écrits. Autrement dit, apprendre à lire c’est quasiment apprendre à parler une langue étrangère. À l’écrit, le lexique est plus varié, la syntaxe est plus complexe, les phrases sont plus élaborées, la voie passive est plus fréquente, l’expression des temps est plus diverse. Les études montrent qu’il y a, en moyenne, plus de richesses langagières dans les livres pour enfants que dans n’importe quel corpus oral standard (discussion entre adultes ou adultes et enfants ; films ; séries ; dessins animés ; programmes tv de prime time ; programmes tv dits éducatif ; etc.). Dès lors, le choix est simple : soit nos progénitures sont exposées à la lecture et elles pourront absorber progressivement les richesses langagières des corpus écrits ; soit elles passent à côté de la manne et leur déploiement verbal restera borné par la relative trivialité des échanges oraux ; avec pour conséquence ultime et mécanique, une sévère mutilation du développement intellectuel.
Mais le langage et la culture générale ne sont évidemment pas les seuls apports de la lecture. Cette activité a aussi des effets scientifiquement documentés sur le QI, l’esprit critique, la concentration, l’imagination, la créativité, la qualité d’expression (écrite et orale), les capacités de raisonnement et les facultés de synthèse. Par-delà ces aspects cognitifs, la lecture de romans agit également comme un simulateur d’expériences à travers sa capacité à nous faire entrer, comme aucun autre support, dans la tête des personnages. Lire c’est à la fois comprendre, mais aussi éprouver, de l’intérieur, les émotions et motivations des protagonistes, avec, au bout du compte, une amélioration significative des capacités d’empathie, d’écoute et de tolérance.
Peut-être convient-il de préciser ici que contrairement aux usuels discours relativistes tout ne se vaut pas. En matière de rétention et de compréhension, le livre papier est supérieur aux ouvrages numériques et audio. L’effet est d’autant plus marqué que le texte est exigeant. En outre, alors que les livres (au sens restreint) ont une influence positive majeure sur le développement langagier, les compétences en lecture et la réussite scolaire, les BD affichent des effets quasi nuls tandis que la lecture sur internet révèle des impact globalement négatifs. Ce dernier point est lié à la pauvreté des ressources alors consultés par nos enfants (blogs, réseaux sociaux, sms, etc.). En ce qui concerne les BD, le problème tient au faible volume des sollicitations exercées. Au niveau lexical, par exemple, on estime qu’un enfant qui croise un million de mots en apprend incidemment un bon millier. Or, un million de mots demandent assez peu de livres (10 à 15), mais une quantité énorme de BD. Par ailleurs, la bulle se prête assez mal à l’insertion de phrases longues et complexes.
Sans surprise, en bout de chaîne, les bénéfices combinés de la lecture impactent lourdement la réussite scolaire et la trajectoire professionnelle des individus. Prenez deux enfants dont l’un grandit avec des livres, l’autre sans, toutes autres choses étant égales par ailleurs. Le premier aura un parcours scolaire allongé de 3,2 ans par rapport au second. Comme le résume l’académie américaine de pédiatrie, « la maîtrise de la lecture au CE2 est le principal facteur prédictif de l’obtention d’un diplôme de fin d’études secondaires et au-delà de la réussite professionnelle ». Or, nous dit aussi cette institution, la lecture est pour une large part un héritage familial, transmis précocement à travers la lecture partagée (lorsque le parent lit à l’enfant). Les études montrent que l’école est, en ce domaine, bien peu armée pour atténuer significativement l’influence du milieu social. Question de temps disponible et de taille des classes. Les études PISA indiquent que l’écart de compétence en lecture entre le quart des collégiens les plus et les moins favorisés atteint presque 5,5 ans d’acquis scolaires en France. La moyenne de l’OCDE est proche de 4,5 ans. Les pays les plus performants sont autour de 4 ans. Evidemment, 4 ans c’est mieux que 5,5 ans, mais le chiffre reste énorme.
Sans effort précoce et massif, notamment à destination des enfants les moins favorisés, rien ne changera. Il faut mettre en place des campagnes ambitieuses de sensibilisation pour les parents (les études montrent que l’approche est efficace). Il faut recruter des intervenants et déployer des programmes de lecture partagée et de développement langagier dans les écoles, les crèches, les bibliothèques, les maternités, les librairies, etc. J’entends d’ici tousser Bercy. Et pourtant, s’il est un ministère où la différence entre dépenses et investissements devrait être claire, c’est bien celui-là. Les difficultés en lecture de nos enfants représentent non seulement un immense gouffre financier pour la collectivité (échec scolaire, chômage, etc.) mais aussi, à travers l’impact majeur qu’elles exercent sur la performance éducative, une terrible hypothèque sur l’avenir de la Nation. Le développement économique d’un pays est très lié aux performances éducatives de sa population. Selon plusieurs études, le « miracle économique » est-asiatique fut avant tout un miracle éducatif. Une recherche publiée par l’Union européenne montre que si la France augmentait son score moyen PISA de 25 points, le gain de PIB atteindrait 30 % en 2100. Toutefois, si le pays choisissait de concentrer son effort sur « l’élite » des 15 % d’élèves les plus performants, cela n’aurait quasiment aucun effet. Bref, soit tout le monde grimpe dans le train, soit tout le monde reste à quai.
Du point de vue politique, le sujet est tout aussi préoccupant. Selon deux études de Stanford, la difficulté des jeunes générations à comprendre, analyser et trier l’information, notamment sur internet, devient tellement catastrophique que le fondement même de nos démocraties est menacé. Et ne nous y trompons pas, le déploiement des IA génératives ne fera qu’aggraver le problème. Car loin de soulager notre besoin d’intelligence et de compréhension, l’IA l’exacerbe considérablement. Plus que jamais, il nous faut développer chez nos enfants une capacité aiguë à comprendre et évaluer les réponses possiblement biaisées, erronées, tronquées, manipulées et/ou mensongères de ces boites noires probabilistes. C’est précisément ce que fait la lecture.
Bref, la lecture façonne puissamment le déploiement de nos intelligences cognitives, émotionnelles et sociales. Certes, d’autres activités sont importantes, dont l’art, la musique, le sport, ou le jeu. Mais aucune n’exerce sur la vie d’un enfant une influence aussi profonde, transversale et décisive que la lecture. Une influence qui, d’un point de vue collectif, s’avère vitale à notre prospérité économique et démocratique. ■
*Auteur de « Faites-les lire ! Pour en finir avec le crétin digital » – Editions du Seuil - 2024