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Pourquoi vivons-nous dans un labyrinthe ?

Par Jacques Bichot, économiste, professeur émérite à l’Université Lyon 3*

La complication est notre lot quotidien. Elle augmente sans cesse : même les mesures dites « de simplification » ont souvent pour effet d’en ajouter. D’où vient cette profusion de règles, de procédures, de sollicitations inutiles ? À qui profite-t-elle ? Ce sont des questions que les Grecs se posaient déjà plusieurs siècles avant notre ère : le mythe du Labyrinthe de Cnossos, dans la geste de Thésée, apporte à cette question une réponse surprenante mais extraordinairement judicieuse. Après l’avoir succinctement exposée, nous vérifierons sa pertinence sur quelques exemples tels que l’inflation normative, la prolifération des formules financières et la multiplication des gadgets télématiques inutiles.

Le Labyrinthe du roi Minos

Légendaire roi de Cnossos, en Crête, Minos fit la guerre aux Athéniens qui avaient occis son fils, grand gagnant des jeux panhelléniques qu’ils avaient organisés. Il fut vainqueur, et les assujettit à lui verser un tribut particulièrement odieux : chaque année Athènes devait lui livrer un contingent de jeunes gens et de jeunes filles destinés à servir de pâture au Minotaure. Ce monstre à corps d’homme et tête de taureau résidait au centre du Labyrinthe, oeuvre extraordinairement complexe conçue par l’ingénieux Dédale, dont nul, une fois entré, ne parvenait plus à sortir. Le Labyrinthe où Minos introduisait les malheureux Athéniens est ainsi le symbole à la fois de la plus extrême complexité créée par l’homme sans véritable utilité, et de l’exercice abusif du pouvoir – de la tyrannie.
Thésée, fils d’Égée, roi mythique d’Athènes qui donna son nom à une partie de la Méditerranée, était un Héros, l’équivalent d’Héraclès. De retour à Athènes après avoir accompli divers hauts-faits dans le vaste monde, il apprend l’ignominieux assujettissement de sa ville. Décidé à y mettre fin, il s’intègre à un contingent de malheureux envoyés à Cnossos. Ariane, fille de Minos, tombe amoureuse de lui, et demande à Dédale le secret de la sortie du Labyrinthe : le fil d’Ariane est ainsi le symbole de la simplicité ingénieuse capable de l’emporter sur la complication tyrannique. Et pour que le sens de cette victoire soit bien clair, Thésée de retour à Athènes dote cette cité des lois qui en font la première démocratie : ce mythe fondateur institue la simplicité du fil d’Ariane comme principe de tout gouvernement respectueux du peuple. Mais il a fallu un héros prodigieux pour que la minocratie, gouvernement tyrannique basé sur la complication, cède devant la simplicité démocratique : les mythes ne sont pas dépourvus de réalisme !

Qu’est-ce que la complication ?

Ce mot est, de nos jours, le plus souvent remplacé par « complexité ». Cela fait partie de la confusion conceptuelle qui rend si difficile une réflexion fructueuse. Précisons donc : la complication est une complexité artificielle, créée par l’homme, comme le Labyrinthe, sans que cette création réponde à un besoin véritable. La nature est complexe, et par conséquent les connaissances et les outils qui nous donnent prise sur elle le sont aussi. Mais il ne s’agit pas là de complication : celle-ci est un acte par lequel des hommes créent une complexité artificielle, au mieux inutile et au pire nuisible.
Une cité est naturellement complexe ; mais ses édiles peuvent ajouter à cette complexité pour différentes raisons telles que leur incompétence ou leur volonté de puissance : il s’agit alors de complication. La circulation dans une grande ville est complexe par nature, mais elle peut en sus être compliquée par ceux qui ont le pouvoir de multiplier sans raison valable les sens uniques, les rétrécissements et les interdictions en tous genres.

L’inflation normative

Nos législations et réglementations prolifèrent d’une façon qui inquiéta vivement le Conseil d’État dès 1991, année où son rapport public dénonça « l’insécurité juridique » qui résulte de la valse des mesures. Depuis cela n’a fait qu’empirer. Pourquoi donc ? D’abord parce qu’il est plus facile de faire compliqué, la préparation de dispositions simples requérant le plus souvent des études sérieuses, et leur mise en oeuvre une gestion efficace. Les hommes politiques et les hauts fonctionnaires les moins doués pour exercer leurs fonctions sont capables d’empiler de nouveaux textes, de nouveaux organismes, sur ceux qui existent déjà. En revanche, faire le ménage dans un capharnaüm exige à la fois du courage et des qualités organisationnelles hors du commun.
Soit par exemple les trois douzaines de régimes de retraites par répartition qui existent en France et y appliquent une multitude de règles tarabiscotées. Cette complication génère au bas mot 3 milliards de dépenses annuelles inutiles ; elle rend le système difficilement gouvernable, maintient des inégalités injustifiables, et génère d’innombrables erreurs de liquidation que la Cour des comptes dénonce chaque année lors de la certification des comptes des organismes concernés – mais le passage à un système simple, efficace et juste est hors de portée d’hommes politiques et de hauts fonctionnaires dont le savoir-faire est axé sur la conquête du pouvoir et non sur son exercice. En revanche, il est relativement facile de produire en série des dizaines de textes parallèles (quasiment un pour chaque régime) à chaque opération de ravaudage pompeusement dénommée « réforme ».

Promettre tout et son contraire

Le bon sens voudrait que l’on cesse de subventionner et de taxer les mêmes organismes, notamment les entreprises : cela mobilise de nombreuses personnes, dans ces organismes comme dans les administrations, pour gérer ces deux flux de sens opposé, si bien qu’un travail considérable est gaspillé en formalités inutiles au lieu d’être consacré à l’innovation, à la production et à la vente. Mais comment un président de la République, un gouvernement, un parti politique en campagne, ne s’engageraient-ils pas à « aider » les forces productives de la nation à créer des emplois ? Que cette aide prenne la forme d’exonérations de cotisations sociales, de crédits d’impôt, ou de subventions diverses et variées, elle est désormais inscrite dans nos gènes électoraux.
Mais il faut aussi promettre aux Français de rétablir l’équilibre budgétaire, ou du moins de ramener le déficit à un niveau supportable. À défaut de savoir réduire les dépenses publiques, l’augmentation de la fiscalité est inéluctable. D’où les centaines de taxes affectées qui pèsent sur les entreprises, les augmentations de taxes destinées à subventionner les transports publics, et la création de tels prélèvements là où il n’en existait pas encore.

La complication privée

Les agents privés usent et abusent eux aussi de la complication. Une fois que l’on a embauché des informaticiens pour leur faire réaliser des programmes correspondant à une réelle innovation, il faut bien les conserver dans l’attente du prochain saut technologique. Donc les laisser produire une foule d’applications superfétatoires qui rendent compliqué l’usage des appareils dont nous ne pouvons pas nous passer. C’est une complication défensive.
La finance, elle, fait plutôt dans la complication offensive : lancer des produits nouveaux, des opérations dites innovantes mais en fait tout bonnement compliquées, a pour utilité principale pour ceux qui les maîtrisent de prendre l’ascendant sur ceux, supérieurs hiérarchiques ou clients, qui sont conduits à leur faire confiance, faute de comprendre comment ça marche. La titrisation (par exemple celle des crédits « subprimes »), et une bonne partie des produits dérivés et des produits structurés (par exemple ceux qui ont causé tant de problèmes aux collectivités locales et aux hôpitaux), ont cette fonction : compliquer pour vendre ou pour échapper au contrôle de la hiérarchie.

Comment en sortir ?

Il n’y a pas de mode d’emploi facile pour sortir du labyrinthe où nous errons. C’est pourquoi, en conclusion de l’ouvrage que nous avons consacré à ce phénomène , nous proposons moins de recettes qu’une véritable conversion à l’altruisme : « simplifier pour servir » est l’antithèse de « compliquer pour se servir ». Certains grands hommes sont loués pour leur simplicité : leur abord est facile, leur langage direct, leur train de vie modeste, et la population leur en sait gré. La simplicité n’est donc pas nécessairement un obstacle à la réussite. Le jour où les hommes qui aiment être simples décideront aussi de « faire simple » dans l’exercice de leurs fonctions, nous commencerons à sortir du règne de la complication.

* Vient de publier Le labyrinthe - compliquer pour régner - Manitoba, Les Belles Lettres