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“Les Français sont de plus en plus critiques face à leurs élus, dont ils attendent un débat sérieux, productif, et surtout des résultats”

Entretien avec Jean Garrigues, Président du Comité d’histoire parlementaire et politique

Les élections législatives de juin 2022 ont rebattu les cartes de la vie parlementaire en donnant une majorité relative à Renaissance. La présence d’une opposition forte oblige à une culture du compromis. Est-ce une situation inédite ?

Un gouvernement appuyé sur une majorité relative, c’est une situation très rare dans l’histoire de la Vème République, mais c’était fréquent sous la IIIème République, qui était un régime parlementaire. Sous la Vème, la majorité du général de Gaulle de 1958 à 1962 était absolue mais fragile, conditionnée à une alliance avec la droite libérale qui n’était pas toujours en concordance avec la politique gouvernementale, notamment sur la question de l’Algérie française. Mais le seul cas de référence de majorité relative fut celle du gouvernement de Michel Rocard entre 1988 et 1991. C’était d’ailleurs une conséquence des propos tenus par François Mitterrand pendant la campagne des élections législatives qui avait suivi sa réélection à l’Elysée en mai 1988, et qui visaient notamment à affaiblir son Premier ministre. Résultat, ce dernier ne pouvait compter que sur une majorité relative de 275 députés, soit 14 de moins que la majorité absolue. Il fut donc contraint à utiliser 28 fois l’article 49-3, permettant de légiférer sans consulter l’Assemblée, ou de recourir à une « majorité stéréo », comme l’avait baptisée son conseiller Guy Carcassonne, c’est-à-dire en recherchant selon les textes le soutien des centristes ou des communistes. Aux yeux de Michel Rocard, qui avait toujours prôné l’ouverture au centre, et qui avait plusieurs ministres centristes dans son gouvernement, la culture du compromis n’était pas une tare. Mais elle est contraire à l’esprit de la Vème République, telle que le général de Gaulle l’avait conçue.

Les premières séances de cette nouvelle assemblée ont été très chahutées. Les députés se sont même invectivés sur la tenue vestimentaire… Selon vous quelle image cela peut-il donner de la vie parlementaire ?

La querelle sur le port de la cravate, initiée par le député Eric Ciotti, et hystérisée par les députés de la France Insoumise, est caractéristique de stratégies politiciennes visant leurs électorats respectifs. Idem pour le refus de serrer la main du doyen d’âge parce qu’il est député du Rassemblement national. Ce sont des provocations superficielles et inutiles dont l’effet est très néfaste sur l’opinion. Au moment où la situation de majorité relative permet de redonner un véritable souffle au débat parlementaire, il est déplorable de gâcher ce processus de relégitimation du Parlement par des gesticulations de cours d’école. L’antiparlementarisme atavique des Français se nourrit de ce type de comportements, qui donnent l’image d’une assemblée infantile et surtout inutile. Les Français s’en amusent, conscients qu’il s’agit là d’une sorte de tradition conflictuelle depuis la Révolution française. Mais ils sont de plus en plus critiques face à leurs élus, dont ils attendent un débat sérieux, productif, et surtout des résultats.

Comment voyez-vous s’organiser les oppositions ? Le chahut est-il une « arme » efficace ? Comment analysez-vous les stratégies des différentes oppositions ?

En réalité, les coups d’éclat qui ont émaillé la session extraordinaire de l’été 2022 sont à peu près tous inhérents à la stratégie de la conflictualité choisie par le groupe de la France insoumise afin de se positionner comme la principale force d’opposition au gouvernement. C’est un leurre car objectivement le principal groupe d’opposition, avec 89 sièges contre 75 à LFI, est celui du Rassemblement national, qui lui a choisi une stratégie diamétralement opposée, celle de la normalisation. La volonté de conflictualiser les débats, de faire le « buzz », portée notamment par le jeune député Boyard ou, ce qui est plus grave, par la présidente du groupe parlementaire LFI Mathilde Panot, s’est heurtée à la réalité objective du compromis sur les lois visant à protéger le pouvoir d’achat des Français. Il est certain que LFI a renforcé par cette attitude provocatrice son image d’opposition résolue au gouvernement. Mais cela a provoqué des tensions avec les socialistes, les communistes et les écologistes au sein de la coalition et de l’intergroupe NUPES. Aujourd’hui, 63 % des électeurs de gauche pensent que cette coalition ne survivra pas. Au-delà de la NUPES, il est certain que de tels comportements de cours d’école contribuent à salir l’image de la vie parlementaire, alors que la nouvelle configuration institutionnelle appelle au contraire à la relégitimer.

Finalement, la stratégie du compromis semble avoir porté ses fruits, notamment sur le texte pouvoir d’achat. Mais cela peut-il durer ?

On a pu constater en effet que les groupes de la majorité présidentielle, ainsi que le groupe Les Républicains, voire même celui du RN, ont manifesté une volonté constructive sur les lois concernant le pouvoir d’achat, parce que c’était une nécessité au regard de l’opinion publique. Mais cette stratégie du compromis semble déjà obsolète en perspective de la rentrée parlementaire, tous les groupes d’opposition rejetant la loi de finances avant même qu’elle soit discutée. C’est un positionnement qui peut paraître difficile à comprendre mais qui répond à une logique strictement politique, celle d’une concurrence entre les opposants, visant à ne pas apparaître comme les « collabos » du président Macron. Il n’apparaît pas possible à LR ou au RN de laisser le champ de l’opposition à LFI, qui l’occupe depuis le début de la nouvelle Assemblée.

Le gouvernement ne sera-t-il pas tenté par le 49-3 ou même par une dissolution ?

L’usage du 49-3 a été considérablement restreint, non seulement par son impopularité mais aussi par la réforme de 2008, qui a limité son usage à deux fois par session, dont une fois pour le projet de loi de finances. Est-ce à dire qu’il ne sera pas utilisé ? La réponse sera conditionnée aux réactions de l’opinion face au refus de vote des opposants. Si cette posture de refus est condamnée par les Français, le gouvernement pourra prendre le risque de recourir au 49-3. En ligne de mire pour le gouvernement comme pour les responsables politiques de tous bords, la perspective d’une dissolution de cette Assemblée qui deviendrait ingouvernable, à plus ou moins long terme. Dans cette perspective, il ne faut pas faire de cadeau à la majorité gouvernementale afin d’incarner l’opposition au moment de la campagne future. Mais du côté de la majorité, on peut aussi tabler sur une stratégie de victimisation face à l’intransigeance des opposants. On verra qui l’emportera dans ce jeu de dupes.

Mais finalement, cette nouvelle assemblée n’est-elle pas le reflet d’une vie parlementaire vivante ?

Incontestablement, le nouveau rapport de forces politique issu des élections présidentielle et législative de 2022 a permis de donner un coup de projecteur sur la vie parlementaire. On est sorti de l’impasse d’une sur-majorité de godillots face à une opposition réduite et presque condamnée au coup d’éclat permanent. N’oublions pas que notre tradition politique est liée au rôle central du Parlement depuis la Révolution française. Les institutions de la Vème République, et surtout l’usage qui en a été fait depuis une vingtaine d’années, notamment après la désastreuse révision instaurant le quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, ont fait oublier aux Français que le Parlement était le cœur de la démocratie républicaine. La demande sociale de participation et de délibération s’est manifestée depuis quelques années avec véhémence, notamment au moment de la crise des gilets jaunes. La présidence « jupitérienne », l’exercice solitaire du pouvoir ont été clairement rejetés par les Français. Il appartient aux députés, représentants de la nation toute entière, de redonner une légitimité au travail parlementaire. Cela pose au passage une question cruciale qui est celle de notre régime semi-présidentiel, dans une Europe où la plupart des régimes sont parlementaires, et où l’essentiel du débat public se déroule dans les enceintes des assemblées. Peut-on faire l’économie de ce débat institutionnel ? Les acteurs politiques d’aujourd’hui, que ce soit le président de la République, le gouvernement et les forces d’opposition, sont-ils prêts à sacrifier, chacun de leur côté, les calculs politiciens pour travailler au gigantesque chantier de réhabilitation de la vie politique et de nos instituions ? On trouvera dans quelques semaines, à la rentrée parlementaire, les premières réponses à ces questions. 

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