Print this page

Les politiques publiques sous influence des cabinets de conseil privés ?

Depuis plusieurs années – et la crise sanitaire de ces derniers mois n’a fait qu’amplifier le phénomène -, les pouvoirs publics font régulièrement appel à des cabinets de conseil privés pour gérer des affaires publiques. Pour les sénateurs communistes (CRCE), c’est un sujet qui mérite que l’on y prête attention. Fin octobre, ils ont lancé une commission d’enquête « sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques » doit rendre son rapport d’ici mars.

Les faits sont là. Depuis plusieurs années et encore plus depuis les débuts de la crise sanitaire, les pouvoirs publics, pour les accompagner dans la prise de décision publique, se montrent avides des conseils (rétribués) de cabinets privés. Les exemples sont nombreux.

En février dernier, l’Observatoire de l’intelligence économique français (OIEF) s’en alarmait et citait le cas de plusieurs cabinets s’impliquant « massivement » auprès de différentes instances gouvernementales depuis le début de la crise sanitaire : Bain a travaillé à une mission de la Direction Générale de la Santé autour des tests de dépistage ; Roland Berger a épaulé l’AP-HP sur une série de sujets concernant l’épidémie (gestion du surcroît de flux de matériels, essor de la plateforme d’e-learning à destination des soignants, montée en puissance de la taskforce « renforts » de l’AP-HP). « Le cabinet a également accompagné la Direction générale des entreprises, la DGE – qui dépend de Bercy – afin d’identifier les chaînes de vulnérabilité du secteur industriel, à savoir sa dépendance très/trop forte par rapport à ses fournisseurs, mais également à un plan de relance sectoriel de l’industrie » ajoute l’OIEF qui cite encore Strategy&, l’entité de conseil en stratégie de Price Waterhouse Cooper (PwC) qui « a accompagné le ministère de la Solidarité et de la Santé sur différentes thématiques dont la gestion des parcours des patients, la disponibilité des lits, les moyens de protection » et EY–Parthenon qui « est intervenu auprès de Bercy dans l’accompagnement de la DGE sur la préparation et le lancement du fonds de solidarité des PME-TPE ».

A la même période, en sa qualité de rapporteure spéciale des crédits de la mission Santé du budget de l’Etat, la députée Véronique Louwagie (LR, Orne) avait effectué un contrôle sur les conditions dans lesquelles le ministère des Solidarités et de la Santé avait eu recours à des cabinets de conseil, depuis l’engagement de la crise sanitaire. Il ressortait alors de son enquête qu’entre le 12 mars 2020 et le 9 février 2021, « 28 commandes ont été notifiées à 7 cabinets de conseil (Accenture, CGI, Citwell, Deloitte, JLL, McKinsey et Roland Berger) par le ministère des Solidarités et de la Santé ou par la cellule de coordination interministérielle logistique pour un montant prévisionnel de 11,35 millions d’euros ». Ces achats précise la députée, concernaient : des prestations d’appui à la création, à l’évolution ou à la maintenance des différents systèmes d’information des prestations de modélisation, d’analyse, de simulation, des prestations d’accompagnement logistique, des prestations d’analyse et d’accompagnement stratégique. Olivier Véran, ministre des Solidarités et de la Santé n’y voyait alors rien de mal, jugeant « tout à fait classique et cohérent de s’appuyer sur l’expertise du secteur privé ». Mais si Véronique Louwagie ne conteste pas la nécessité de faire ponctuellement appel à des cabinets de conseil, elle s’est néanmoins étonnée de la fréquence et de la nature de certaines prestations commandées : « vingt-huit commandes en 10 mois, cela fait plus d’une commande toutes les deux semaines » a-t-elle expliqué à ses collègues en commission, inquiète de ce recours aux cabinets de conseil dans la gestion de la crise sanitaire qui illustre, selon elle « l’affaiblissement progressif du ministère de la Santé et des Solidarités et ses difficultés à gérer une crise sanitaire d’ampleur ». « Cette situation confirme que, ces dernières années, l’Etat a progressivement baissé la garde et s’est désarmé en matière sanitaire » déplore encore l’élue.

Rappelons également qu’en novembre 2020 et après des révélations du site Politico, les parlementaires français avaient découvert les implications de McKinsey dans le déploiement de la campagne de vaccination. En 2014, un rapport de la Cour des comptes sur le « recours de l’Etat aux conseils extérieurs » pointait déjà en effet cette situation. A l’époque, les magistrats avaient braqué leurs projecteurs sur Capgemini, l’un des principaux fournisseurs de prestations de conseil entre 2011 et 2013 pour un montant total de 55,92 millions d’euros, Bearingpoint (19,16 millions) ou McKinsey (19,10 millions d’euros).

« Ce phénomène existait bien avant l’ère Macron. Néanmoins il s’est accentué depuis le début de son quinquennat » reconnaît un ancien délégué à l’Intelligence économique cité par Le Figaro.

Pour autant, si cela existe, ces demandes d’aide à des cabinets privés suscitent des interrogations légitimes. Notamment aux sénateurs communistes qui ont demandé et obtenu la création d’une commission d’enquête « sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques ». « Ce développement de l’intervention de telles prestations extérieures est-il le résultat de la défaillance publique » s’inquiètent les élus. « La décision prise durant la crise sanitaire de signer vingt-six contrats avec des cabinets de conseil privés pour participer au premier plan à la lutte contre la pandémie de la Covid-19 a mis en évidence une dérive qui peut légitimement interroger sur la maîtrise par le pouvoir politique de choix souvent primordiaux » souligne encore Eliane Assassi, présidente du groupe CRCE, sénatrice PCF de Seine-Saint-Denis et rapporteure de cette commission d’enquête.

Ce qui interroge également la Commission d’enquête c’est le montant payé pour ces prestations. Selon les données fournies par la Fédération européenne des associations de conseils en organisation, citée par Cendra Motin (LREM, Isère) et Véronique Louwagie dans un rapport publié en janvier, (1) le recours aux cabinets par l’ensemble des acteurs publics se monterait à 814 millions d’euros en 2019, « un niveau de dépense très modéré par rapport aux autres pays européens ». Mais pour la Commission d’enquête sénatoriale, ces sommes versées à ces cabinets de conseil et autres acteurs du secteur privé restent très élevées « et grèvent le budget de l’Etat pour une efficacité parfois contestée ». En 2020, la somme de 628 millions a été donnée par la mission d’information.

Des sommes qui agacent. Auditionnés par la commission d’enquête, Thomas London et Karim Tadjeddine, directeurs associés du cabinet McKinsey ont parfois eu du mal à se justifier. « Vous avez obtenu un contrat d’un montant de 496 800 euros pour « évaluer les évolutions du métier d’enseignant ». Vous pouvez nous dire à quoi a abouti cette mission ? » a ainsi questionné Eliane Assassi, rapporteure de la commission. « Notre rôle a été d’accompagner la DITP [direction interministérielle de la transformation de l’Etat] pour organiser un séminaire qui était prévu par le ministère [de l’éducation nationale] en lien avec des organisations internationales pour réfléchir à quelles étaient les grandes tendances des évolutions attendues du marché de l’enseignant, et, à ce titre, quelles pouvaient être les réflexions autour du métier d’enseignant » lui a répondu avec difficulté Karim Tadjeddine. Une réponse alambiquée qui lui a valu un tweet énervé de la députée Danièle Obono (LFI, Paris) : « #McKinsey Un demi-million d’euros pour des “analyses” sur les “évolutions du marché/métier d’enseignant” et un “séminaire”. Du genre de ceux organisés avec rien par n’importe quel labo de recherche publique en sciences de l’éducation. Ça fait cher la bafouille… #BlanquerDemission ». Elle n’a pas été la seule à réagir. Arnaud Bontemps, haut fonctionnaire et co-porte-parole du collectif Nos services publics : « Cet extrait est édifiant : un demi-million d’euros, une imprécision folle de ce directeur associé de McKinsey, un discours sur les évolutions du “marché de l’enseignant”… Qu’est-ce qu’on attend pour donner aux services publics les moyens de réfléchir par eux-mêmes ? » a -t-il tweeté.

Lors de leurs auditions, les deux directeurs associés de McKinsey ont tenté de faire bonne figure mais sans vraiment convaincre la rapporteure. Karim Tadjeddine s’est défendu de faire du « lobbying », de l’influence ou servir les intérêts « de personnalités ou des partis politiques ». Son cabinet n’était là que pour « aider » et « accompagner » les pouvoirs publics. « La déontologie est au cœur de notre relation avec nos clients » a-t-il bien insisté sans visiblement convaincre une nouvelle fois.

Enfin, une dernière question se pose, celle de l’intervention de cabinets étrangers qui en conseillant peuvent avoir accès à des données sensibles concernant le pays. C’est l’une des thèses développée par l’Observatoire de l’intelligence économique français dans sa note de février 2021. « Sous-traiter l’organisation et le conseil de la campagne de vaccination à des entreprises privées étrangères est un nouvel aveu de faiblesse de l’appareil d’État » écrivent les auteurs de la note. Et d’enfoncer le clou : « Pourquoi payer des dizaines de milliers de fonctionnaires, souvent très compétents, dans les ministères, les ARS, la Haute Autorité de la santé, les agences ou établissements de l’État, l’Agence de Sécurité du Médicament et tous les autres acteurs chargés du pilotage du système de santé français, si c’est pour le confier à des entreprises privées, étrangères de surcroît ? » Concernant la campagne de vaccination, l’OIEF rappelle alors qu’elle aurait pu être facilement confiée à des prestataires français comme l’UniHA – première centrale d’achats hospitaliers avec le concours d’un consortium de grandes entreprises françaises dont CapGemini Invent et GL Event – qui, dès le 20 novembre 2020, avait présenté une offre de service « clé en main » visant à vacciner 40 millions de Français dans les délais les plus courts possibles. « Mais l’État a ignoré cette offre de service française pourtant sérieuse et bien ficelée pour lui préférer Mckinsey ! D’autres opérateurs français auraient pu intervenir sur ce sujet : Wavestone, Eurogroup Consulting, CMI, Alénium Consulting, etc… » regrette l’Observatoire. « Il n’est pas question de demander à l’État de se passer d’expertise externe, française ou non. Il est en revanche légitime de lui demander de veiller à ne pas exposer ses données et celles de ses citoyens à des risques d’utilisation contraire à leurs intérêts et de savoir reconnaître l’expertise nationale » concluent les membres de l’OIEF. 


(1) Rapport d’information n°4928 relatif aux différentes missions confiées par l’administration de l’État à des prestataires extérieurs (outsourcing)

639 K2_VIEWS