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“Plus qu’un événement révélateur, la gifle à Emmanuel Macron est un miroir tendu à nos fragilités”

Par Benjamin Morel, Maître de conférences en Droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas

Le 1er février 1969, le Président Charles de Gaulle est en déplacement en Bretagne, faisant campagne pour le référendum qui mettra bientôt un terme à sa carrière politique. Un homme crache à son visage, mais son expectoration ne parviendra à toucher que sa veste, celle-là même que tous les hommes politiques rêvent d’enfiler.

La gifle reçue par Emmanuel Macron lors d’un déplacement dans la Drôme est-elle fondamentalement différente de cet événement, qui tient deux lignes dans les biographies érudites du Général ? Le traitement de cette information nous en dit en réalité bien plus sur notre société que l’événement lui-même.

D’abord, cet événement est révélateur des mutations de notre système d’information. Un tel événement n’aurait pas été aisé à traiter longuement dans un journal de 20 h ou par la presse écrite. Son analyse, ses suites, ses conséquences demeurent circonscrites. En revanche, la brièveté et la force de l’image sont idéales pour une large diffusion sur les réseaux sociaux. Sa symbolique est parfaite pour lancer des débats pouvant prendre plusieurs tournures et se répéter à l’infini sur les chaînes d’information en continu. Alors que le président de la République tentait de relativiser sa portée, chaque intervention nouvelle, chaque débat de plateau, contribuait à nourrir la focale médiatique.

Ensuite, cet événement nous informe sur la manière dont la société s’y reconnaît. Dire que la gifle portée à Emmanuel Macron est révélatrice d’un état de la société serait bien présomptueux. Le profil de l’agresseur peut être analysé en détail. L’occasion et la pulsion qui l’ont conduit à agir relèvent plus du hasard et de la psychologie. En revanche, la manière dont une partie de la société interprète ce geste est, elle, révélatrice. Il n’est pas si exceptionnel que le président de la République fasse l’objet d’attaque. Outre De Gaulle, François Mitterrand, Jacques Chirac ou Nicolas Sarkozy ont aussi connu crachats et empoignades. Toutefois, cette gifle entre en résonnance avec un contexte de forte montée de la violence vis-à-vis des politiques ; des maires aux permanences, voire aux domiciles, des députés. Cette violence vis-à-vis des hommes politiques revient de manière cyclique dans l’histoire. On la connaît à la fin du XIXème siècle, dans les années 30, à la charnière des années 50 et 60. Elle répond à une situation de crise de légitimité des institutions et du personnel politique. Les enquêtes ont montré lors de la crise des gilets jaunes qu’une partie substantielle de l’opinion pouvait, de manière inquiétante, trouver justifié, et efficace, le recours à la violence. Une enquête Elabe du 13 février 2019 montre ainsi que 38 % des Français comprennent son usage. Cette société clivée dans laquelle la violence n’est plus un tabou reçoit l’image de la gifle à Emmanuel Macron et, pour une partie d’entre elle, se reconnaît dans ce geste. Dans une enquête CSA du 9 juin, 60 % des Français se disent indignés par cet acte, 29 % indifférents, 11 % satisfaits.

Outre la violence, la gifle à Emmanuel Macron renvoie aussi au sentiment de désacralisation du politique. Cracher sur De Gaulle, c’est de l’iconoclasme, non de la violence du quotidien. En tendant à cacher le bouclier symbolique de leur fonction, réputé les éloigner de l’électeur, les hommes politiques se sont présentés comme des Français comme les autres. Or ils ne peuvent l’être. Notre système représentatif implique en effet que soient élus, non le Français moyen, mais les meilleurs au cœur d’un monde politique jouant le rôle d’aristocratie délibérative. C’est là ce qui légitime la représentation. Cette tension dans l’incarnation rend à la fois le président intouchable et à portée de main. Sa fonction ne peut être atteinte, mais sa personne n’est pas épargnée par la violence sociale. Les débats qui ont suivi la condamnation de l’auteur, entre nécessaire exemplarité et justice à deux vitesses, témoignent de ce rapport contradictoire à la figure politique.

Plus qu’un événement révélateur, la gifle à Emmanuel Macron est donc un miroir tendu à nos fragilités. Reste à penser ces dernières, plutôt que l’événement. « Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer les images » écrivait Cocteau.