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Fallait-il supprimer l’ENA ?

Par Daniel Keller, Président de l’Association des anciens élèves de l’ENA

La question a suscité un tollé de la droite à la gauche de l’échiquier politique. Essayons, dans ce contexte, de préciser en quoi cette décision mérite d’être critiquée.

Supprimer l’ENA aurait pu avoir du sens s’il s’était agi de ne plus recruter les futurs hauts fonctionnaires au moyen d’une grande école de service public. Après tout, l’université pourrait constituer le vivier d’un recrutement qui ne passerait plus nécessairement par la voie des concours. Un tel choix nous aurait éloignés du modèle républicain méritocratique sur lequel la fonction publique s’est construite, mais quand on sait qu’elle emploie déjà 20 % de contractuels, cette évolution aurait pu néanmoins faire l’objet d’une discussion contradictoire.

Supprimer l’ENA pour remplacer cette Ecole porteuse d’une histoire, riche de la légitimité que lui donnent les brillants aînés qui l’ont fréquentée, qu’il s’agisse des Résistants figurant dans ses premières promotions aux présidents de la République qu’elle donna à la France, pour la remplacer par un Institut du Service Public, relève en revanche d’une gageure typiquement française !

Il eût été plus productif de partir des défis que la fonction publique doit aujourd’hui relever pour en déduire les actions à conduire prioritairement.

Le premier de ces défis est la baisse d’attractivité des métiers du service public, même si paradoxalement on n’a pas constaté parmi les candidats aux concours de l’ENA de désaffection réelle sur les trente dernières années, certainement parce que l’ENA est demeurée une marque attractive, ce qui aurait dû inciter à la réflexion. De mes déplacements dans les banlieues, comme à Trappes ou à Saint-Denis, à la rencontre de lycéens qui s’interrogent sur leur avenir, je retiens que la suppression de l’ENA sera perçue comme un acte de défiance envers la haute fonction publique, de nature à renforcer les hésitations déjà nombreuses de celles et de ceux qu’on veut justement attirer.

Le deuxième défi auquel l’administration doit faire face et que la crise sanitaire a cruellement mis en lumière, est la nécessité de repenser une organisation qui, quelles que soient les compétences individuelles, ne permet pas d’atteindre la performance collective souhaitée. Le sens de l’anticipation, la culture de la prise de risque, l’agilité, l’efficacité opérationnelle, le management par la confiance sont autant de leviers dont l’absence ou la timidité pénalisent l’action publique, non en raison d’une quelconque inaptitude des fonctionnaires mais en raison de rigidités organisationnelles dont les fonctionnaires sont les premières victimes. Il aurait été de ce point de vue plus efficient de concentrer les énergies sur ces enjeux plutôt que de privilégier un chamboulement qui dans un premier temps risque plus de désorganiser les écoles concernées que de créer de la valeur.

Enfin la gestion des ressources humaines demeure un levier essentiel d’une meilleure administration. Or les hauts fonctionnaires sont encore trop souvent confrontés à des carrières sans perspective, à des parcours professionnels inadaptés à un profil de cadre dirigeant, alors même qu’ils font preuve d’une loyauté et d’un sens du service public qui ne se dément pas au fil des années. A ce sujet, si l’on doit relever un échec, ce n’est pas celui de l’ENA mais celui qui touche à la gestion du corps des administrateurs civils pour lesquels cette Ecole fut originellement conçue. L’interministérialité sous laquelle ils devaient être placés, est restée lettre morte ; les administrations sont demeurées des forteresses étanches les unes aux autres.

Le populisme ambiant dénonce enfin l’inamovibilité des hauts fonctionnaires qui toiseraient les intermittents de la politique que sont devenus les ministres et secrétaires d’Etat. Force est de constater que la rotation accélérée des charges ministérielles est devenue incompatible avec une action dans la durée. Cette instabilité présente l’inconvénient de livrer l’administration à elle-même à son corps défendant, non sans nostalgie pour l’époque où un ministre pouvait demeurer en poste une décennie (1).

Le refus d’aborder les vrais problèmes conduit donc naturellement à rechercher de fausses solutions. Celles-ci sont, hélas, le produit de décisions considérant trop naïvement que les changements d’organigramme peuvent comme par enchantement régénérer les formes de l’action publique. 

1. Pierre Messmer, Ministre des Armées de 1960 à 1969