Print this page

Fractures territoriales : égalité ou performance ?

Par Romain Pasquier, Directeur de recherche au CNRS, Titulaire de la Chaire « Territoires et mutations de l’action publique à l’IEP de Rennes

Fractures territoriales, inégalités régionales, métropolisation, France périphérique… La liste est longue des expressions ou formule qui cherchent à qualifier les mutations contemporaines de la fabrique territoriale hexagonale.

Dans un pays passionné par l’égalité territoriale, cette abondance sémantique illustre les tensions et les luttes de définition politico-scientifiques qui sont à l’œuvre. La toile de fond de cette mutation est sans aucun doute le déclin d’un Etat aménageur « à la française » bousculé tout à la fois par une nouvelle géographie économique et les effets croisés de l’intégration européenne et de la décentralisation. Ce contexte inédit produit de nouveaux clivages entre les partisans d’une adaptation rapide de l’organisation territoriale et ceux qui dénoncent l’abandon de la France rurale, des territoires traditionnels et, plus généralement d’une certaine égalité républicaine.

Ces dernières décennies, la figure de l’Etat garant de la justice territoriale a été profondément remise en cause, en particulier en France où planification nationale et aménagement du territoire ont constitué des outils majeurs de modernisation économique et sociale. Cette équation keynésienne de l’Etat-providence s’est largement fissurée à mesure que les transformations économiques (tertiarisation, mondialisation, libéralisation) et politiques (européanisation et décentralisation) modifiaient les paramètres de gouvernance.

En France, de nouvelles tendances géographiques émergent avec le resserrement de la croissance autour de grandes zones métropolitaines et une remontée des inégalités territoriales. Dans les années 1990 et 2000, le phénomène de métropolisation se poursuit avec un rééquilibrage en faveur des métropoles régionales. La moitié de la croissance démographique française est concentrée dans 11 aires urbaines de 1990 à 1999 : Paris, Toulouse, Lyon, Montpellier, Nantes, Marseille, Rennes, Bordeaux, Strasbourg, Nice et Toulon. Cette mise en concurrence des territoires s’est amplifiée ces dernières années avec une double conséquence : la disparition accélérée du « vieux » tissu industriel et le développement des activités concentrées dans les métropoles. La conséquence majeure est le creusement des inégalités de croissance au profit des régions les plus riches. La métropolisation de l’emploi s’accroît avec une quinzaine d’agglomérations particulièrement privilégiées et un décrochage de croissance entre les régions du Nord-Est et celles de l’Ouest et du Sud-Ouest. La croissance de l’activité est d’autant plus faible au Nord-Est que la dynamique démographique y est défavorable, contrairement à ce que l’on observe dans les territoires de la façade atlantique et méditerranéenne.

L’intégration européenne et la décentralisation modifient également la perception des fractures territoriales « à la française » à travers plusieurs mécanismes : un changement d’échelle du développement régional, la diffusion de nouveaux référentiels et d’instruments de gouvernance.

Dès les années 1960, les promoteurs de la construction européenne cherchent à associer les régions à une réduction des disparités économico-territoriales. En 1975 est créé le Fonds Européen de Développement Régional (FEDER) mais il faut attendre la fin des années 1980 pour que la politique de cohésion devienne l’une des politiques majeures de l’Union européenne. Elaborée et mise en œuvre à l’aulne du principe de partenariat intégrant la Commission, les administrations nationales et les administrations régionales, cette politique représente aujourd’hui plus du tiers du budget européen (35 %), soit un budget de 351 milliards d’euros sur 7 ans (2014-20). Pour autant, la politique de cohésion de l’Union connaît au tournant des années 2000, une évolution marquée sous l’influence de la stratégie de Lisbonne devenue aujourd’hui la stratégie Europe 2020. Ce glissement progressif de politiques d’aménagement à des stratégies d’attractivité territoriale valorise une logique de décloisonnement entre les politiques industrielles, d’enseignement supérieur, d’emploi, de formation professionnelle ou d’environnement afin de construire une économie de la connaissance très compétitive. Les Etats et les collectivités territoriales sont incités à calquer leurs politiques de développement régional sur ce nouveau modèle européen. Ainsi, en 2005, le bras armé de l’aménagement du territoire, la DATAR, disparaît pour devenir la Délégation interministérielle à l’aménagement et la compétitivité des territoires (DIACT) avant d’être absorbée, en 2014, au sein du Commissariat à l’égalité des territoires (CGET). Les régions et métropoles françaises tendent désormais à ajuster leurs comportements et stratégies au-delà du contexte national dans la mesure où nombre d’enjeux économiques, agricoles ou environnementaux apparaissent de plus en plus conditionnés par l’espace européen.

Ces nouvelles dynamiques économiques territoriales alimentent un débat passionné sur la justice territoriale en France. Quel modèle d’organisation territoriale promouvoir ? Ce débat percute le vieux clivage entre « anciens » et « modernes », entre ceux qui défendent le couple commune/département et ceux qui cherchent à promouvoir l’articulation intercommunalités/régions.

Les réformes territoriales du quinquennat Hollande ont ravivé les tensions politiques fortes entre, d’un côté, les tenants d’une France urbaine et, de l’autre, celle d’une France périphérique. Sur la question des fractures territoriales, comme sur celles l’intercommunalité ou les communes nouvelles, deux grandes coalitions de cause s’opposent. La première, réformatrice, est composée d’une majorité des élites politico-administratives et d’élus gestionnaires qui entendent renforcer la polarisation urbaine dans l’hexagone. Prônant la nécessité de l’adaptation à la compétition mondiale, elle emprunte à un registre de légitimation ancrée dans une gestion managériale ouverte sur le monde. L’association « France urbaine » qui regroupe les grandes villes et les métropoles françaises se situe au cœur de cette première coalition La seconde, plus conservatrice, résiste aux tenants de la métropolisation et de l’intercommunalité en opposant la marginalisation de certaines catégories de la population (périurbaines et rurales), les risques de radicalisation politique (vote Front National) et les effets pervers de la grande ville (pollution, isolement inégalités fortes etc.). L’association des petites villes de France (APVF) ou la puissante association des maires ruraux de France (AMRF) et son médiatique président, Vanik Berberian, se situent clairement dans cette seconde coalition. Cette coalition puise dans un registre de légitimation différent, celui du maillage territorial comme expression du modèle républicain.

L’Etat aménageur volontariste est bien donc derrière nous. Cependant, le contexte de recentralisation financière qui s’opère depuis quelques années augure mal d’un débat apaisé autour des conditions de production de la justice territoriale du XXIème siècle. Seule une décentralisation/régionalisation puissante, assumée et portée par l’Etat central, pourrait être en mesure d’apaiser les craintes d’un décrochage irrémédiable pour les territoires périphériques hexagonaux.