Print this page

Le grand malaise des démocraties

Par Dominique Reynié, Professeur des Universités à Sciences Po, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique

Où va la démocratie ? fait l’hypothèse que les démocraties sont confrontées à un cycle historique nouveau où lequel la puissance publique effective devient le privilège d’une poignée de nations (1). La crise de puissance des nations démocratiques peut conduire à la crise du modèle politique lui-même si les gouvernés ont le sentiment que les institutions qu’ils influencent ne parviennent plus à peser sur le cours de l’histoire.

Pour les Européens et les Américains, la démocratie fonctionne mal

La majorité des personnes interrogées estiment que, dans leur pays, la démocratie fonctionne mal (2), qu’il s’agisse des pays de l’Union européenne (56 %) ou qu’il s’agisse des Etats-Unis (54 %). La Norvège est le pays où le sentiment que la démocratie fonctionne bien (3) est le plus répandu (83 %). A l’opposé, la Bulgarie est celui où l’on considère le plus massivement (82 %) que la démocratie fonctionne mal.

Les résultats révèlent la désillusion dans les pays des transitions démocratiques. Ainsi, l’opinion jugeant que la démocratie fonctionne mal domine dans la quasi-totalité des pays de l’ancien bloc soviétique. A part les Estoniens, tous estiment que la démocratie fonctionne mal : les Bulgares (82 %), les Hongrois et les Croates (80 %), les Slovaques (74 %), les Lettons (66 %), les Roumains (67 %), les Tchèques (60 %), les Polonais (59 %) et les Lituaniens (53 %).

Mais cette liste compte aussi l’Espagne (60 %) et la Grèce (63 %) qui ont rejoint la démocratie pluraliste et l’UE après la chute des dictatures militaires. La quasi-totalité des peuples qui sont accédé à la démocratie entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1980, manifeste une déception ou exprime leur scepticisme vis-à-vis du fonctionnement de ce régime ; mais il en va de même les Français (53 %), tandis que, chez les Italiens, ce jugement négatif atteint des sommets (79 %).

La représentation en question

Une large majorité des Européens (57 %) expriment leur défiance vis-à-vis du Parlement. Là encore, cette défiance est majoritaire dans les démocraties issues de la transition : tous les anciens pays communistes, le Portugal et l’Espagne (64 %), mais aussi les Belges (54 %), les Français (56 %) et plus des trois-quarts des Italiens, (78 %).

Il est frappant de relever l’absence presque complète de confiance dans les institutions politiques qui font vivre la démocratie. Dans l’ensemble, les Européens répondent ne pas avoir confiance (« plutôt pas confiance » et « pas du tout confiance ») dans le Parlement (57 %), le Gouvernement (63 %), les partis politiques (81 %). Le discrédit des fonctions électives et du monde des représentants n’épargne pas les syndicats (57 % des Européens déclarent ne pas avoir confiance en eux).

Interrogés sur le degré de confiance que peuvent susciter une liste d’institutions publiques et privées, politiques, économiques ou sociales, les Européens plébiscitent les institutions qui n’ont pas de dimension politique : l’Ecole (72 %), les PME (71 %) et les associations (59 %), dessinant une reconnaissance à l’égard d’institutions créatrices de valeur sociale, de richesses économiques, de lien et de solidarité. La confiance dans la puissance publique s’exprime ici exclusivement à l’égard des fonctions strictement régaliennes productrices d’un service public fondamental : la police (72 %), l’armée (71 %) et le système judiciaire (52 %). En revanche, les grandes entreprises suscitent une défiance massive (63 %).

C’est dans ce cadre général d’une crise des médiations que se confirme la destitution des médias, supplantés par les réseaux sociaux. La défiance à l’égard des médias est nettement majoritaire chez les Européens (64 %). Les nouveaux médias font subir aux médias classiques le procès en illégitimité que les populistes adressent aux partis de gouvernement.

Le discrédit des partis politiques

La défiance à l’égard des partis politiques s’exprime tant parmi l’ensemble des Européens (81 %) que dans chacun des pays membres du panel. Une seule exception, la Norvège où le niveau de confiance est majoritaire (51 %). Partout ailleurs, la défiance l’emporte nettement, y compris dans des pays où la démocratie semble plus solidement soutenue : les Pays-Bas (55 % de défiance), la Suède et la Suisse (65 %), la Finlande (66 %), l’Allemagne (67 %), le Royaume Uni (74 %) ou l’Autriche (75 %). Des records sont atteints en France (89 %) ou en Italie (93 %).

En remontant vers le Nord, le sentiment démocratique se renforce

Il est des pays où s’exprime majoritairement, au contraire, une confiance dans le Parlement : le Royaume Uni (50 %), l’Autriche (58 %), la Suède et l’Allemagne (62 %), les Pays-Bas (63 %), le Danemark (66 %), la Finlande (67 %), la Suisse (71 %) et la Norvège (79 %). De même, parmi les pays où l’on estime que la démocratie fonctionne bien, on trouve ces deux pays qui ne sont pas membres de l’Union, la Norvège (83 %) et la Suisse (79 %) ; mais on trouve aussi le Danemark (75 %) et la Finlande (74 %), laquelle est membre de la zone euro. De manière cohérente, les Belges (52 %), les Britanniques (60 %), les Allemands et les Suédois (63 %), les Autrichiens (64 %) et les Néerlandais (67 %) affichent une satisfaction vis-à-vis de la démocratie, de même que le Portugal (53 %) et l’Estonie (59 %) seuls pays dans ce cas issus de l’effondrement des dictatures militaires et de la chute du communisme.

En revanche, dans les démocraties du panel, si la critique massive ne connaît que de rares exceptions, elle ne débouche pas, ou pas encore, sur le ralliement à des formes alternatives de régime. A ce stade, l’opinion dominante exprime moins le rejet de la démocratie qu’elle ne dénonce l’irrespect des principes qui la fondent.

Crainte de l’immigration et peur de l’islam travaillent le monde démocratique

En Europe, le jugement porté sur l’immigration est nettement négatif : 60 % des Européens répondent que « tout bien considéré, l’immigration est plutôt négative pour notre pays ». Sur le Vieux continent, l’immigration ne fait l’objet d’une évaluation positive qu’en Finlande (60 %), au Royaume-Uni (60 %) et au Portugal (63 %). Ailleurs, l’évaluation est très négative, y compris dans les pays combinant richesse économique et un vieillissement démographique entraînant de forts besoins d’actifs, comme en Allemagne (51 %), en Autriche (62 %), en France (62 %), en Italie (74 %) ou aux Pays-Bas (60,5 %).

De même l’islam représente une menace pour leur pays selon une majorité des Européens (57 %). Parmi les pays fondateurs de l’Union européenne, cette opinion est plus répandue en Allemagne (62,5 %) et en Belgique (61 %) qu’en France, aux Pays-Bas ou en Italie (57 % pour chacun). La distribution politique et sociodémographique des réponses fait apparaître une plus grande propension à regarder l’islam comme une menace parmi les personnes qui disent entretenir une relation difficile, voire conflictuelle avec le processus de globalisation, entendu dans le sens très large d’une moins grande disponibilité à vivre dans un monde ouvert. Finalement, on ne trouve guère d’exception à l’opinion dominante qui est que l’islam représente une menace.

Or, cette opinion est en passe de servir de moteur principal aux populistes, quelles que soient les performances économiques nationales, comme on a pu le voir en 2016 et 2017 dans les scrutins nationaux qui se sont déroulés aux Pays-Bas, en France, en Allemagne, en Autriche ou en République tchèque. Il faut y voir l’expression d’un malaise suscité par la multiplication de contentieux interculturels altérant un patrimoine matériel et immatériel que les nouveaux populistes prétendent être les seuls à défendre (4). 


(1) Une enquête conçue par la Fondation pour l’innovation politique, réalisée par Ipsos, dans 26 pays. Plus de 22 041 personnes ont été interrogées sur la base d’échantillons nationaux représentatifs de la population âgée de 18 ans et plus. Tous les résultats en open data sur le site fondapol.org à la rubrique data.fondapol.org


(2) Réponses : « assez mal » ou « très mal ».


(3) Réponses : « assez bien » ou « très bien ».


(4) Ce que je nomme un « populisme patrimonial ». Cf. mon livre Les nouveaux populismes, Paris, Fayard/Pluriel, 2013.