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Groenland : de l’autonomie danoise à la tutelle chinoise ?

Par Mikaa Mered, Professeur d’économie et géopolitique des Mondes Arctiques et Antarctiques - ILERI, Paris*

“Il est évident que la question des investissements de la Chine au Groenland nous préoccupe fortement !” Ce vendredi 25 mai 2018, l’atmosphère est tendue sur la rive droite du Potomac. Le Secrétaire d’État américain à la Défense, le vétéran Jim Mattis, reçoit son homologue danois, Claus Hjort Frederiksen, au Pentagone pour dialogue ferme entre alliés, avec une entrée en matière qui sonne comme une mise en garde.

Parmi les sujets du jour : l’attitude du gouvernement indépendantiste groenlandais, jugée trop favorable à la Chine. En effet, la reconduction du Premier ministre Kim Kielsen, à 481 voix près, lors des élections générales du 24 avril dernier, est vue comme un facteur de risques supplémentaire par Washington, convaincu de la poursuite du rapprochement entre Nuuk et Beijing, et craignant ainsi de voir son rival prendre pied en Arctique, à quelques encablures du territoire américain. Le nouveau gouvernement « Kielsen 3 » rassemble désormais les formations politiques indépendantistes les plus radicales. Les élus du Partii Naleraq, 2ème force du nouveau gouvernement, appellent à une déclaration d’indépendance le 21 Juin 2021.

Depuis avril 2012 et la visite au Groenland du ministre chinois des Terres et des Ressources, XU Shaoshi, la tension monte. Accompagné de 9 officiels, et proposant aux Groenlandais non moins que la constitution d’un futur cartel des pays producteurs de terres rares (sur le modèle de l’OPEC pour le pétrole ou du GECF pour le gaz). Cette visite allait constituer le véritable point de départ d’un dialogue direct Chine-Groenland laissant Copenhague sur la touche. Depuis : loi autorisant l’exploitation de l’uranium en 2013, création d’un ministère de l’Indépendance en 2016, visite de la totalité du gouvernement groenlandais en Chine durant 2 semaines en 2017… les inquiétudes de part et d’autre de l’Atlantique grandissent.

Toutefois, le Premier ministre Kielsen refuse ce scenario de l’indépendance rapide, coûte-que-coûte. En effet, le Groenland ne serait pas capable aujourd’hui d’assumer son fonctionnement seul, sans les subventions annuelles de Copenhague (environ 500 millions d’euros), qui couvrent la moitié du budget. De plus, selon un sondage de 2017, si l’écrasante majorité des Groenlandais sont pour une indépendance à terme, 78 % d’entre-eux se disent contre l’indépendance si celle-ci conduisait à une baisse du niveau de vie et de prestations sociales.

La seule façon pour le Groenland de financer son indépendance serait de rapidement et massivement développer son économie. Aujourd’hui limitée en taille (2,1 milliards d’euros de PIB, en 2016) et à une seule véritable industrie : la pêche (90 % des exportations en 2016) l’économie groenlandaise essaie de se porter vers le développement des ressources naturelles : 3èmes réserves mondiales d’uranium, 31 milliards de barils équivalent pétrole d’hydrocarbures, 2èmes réserves mondiales de terres rares — nécessaires aux technologies de la transition énergétique et dont la Chine contrôle aujourd’hui 95 % du marché mondial… Le potentiel est supposément grand et de nombreuses entités chinoises, privées liées à l’Etat ou entreprises publiques, se sont déclarées prêtes à financer ces futurs actifs stratégiques.

Pendant ce temps, La communauté stratégique américaine — emmenée par Brookings, CSIS ou encore le Wilson Center — développe une littérature anxiogène que l’on peut résumer ainsi : en soufflant sur les braises du désir d’indépendance, la Chine mise sur le nexus énergie-ressources-infrastructures du Groenland pour prendre durablement pied dans l’espace transatlantique en jouant d’une faiblesse stratégique identifiée de l’OTAN. Dit autrement, le Groenland serait au mieux un proxy stratégique, ou au pire, un État-obligé de Beijing, aux portes territoire américain. Bien que construite sur peu d’éléments empiriques, cette « menace » est aujourd’hui au cœur de la politique arctique des Etats-Unis.

En résumé, si le Groenland est bien un territoire à autonomie renforcée au sein de la Couronne Danoise depuis 2009, il n’en reste pas moins que sa structure économique et sa distribution territoriale en font un candidat peu propice à une véritable indépendance. Grande comme quatre fois la France hexagonale, l’île n’accueille que 55 877 habitants, éparpillés dans 73 villes et villages sur des distances faramineuses. Si le Groenland était une ville de France, elle ne serait guère plus peuplée que Saint-André, 6ème commune de La Réunion… Ajoutons à cela une administration peu nombreuse, peu expérimentée, dépourvue de moyens ; des entreprises publiques limitées par la petite taille et les importants coûts structurels du marché intérieur groenlandais ; ainsi qu’un personnel politique réduit, sensible aux campagnes de lobbying intensif venant de l’étranger… Le Groenland est-il vraiment armé pour troquer une dépendance vis-à-vis du Danemark par une autre dépendance vis-à-vis de la Chine, des Etats-Unis ou même des marchés internationaux, avec des risques durables pour sa stabilité socio-économique, son intégrité culturelle et son intégrité territoriale ? 


* Responsable du MPI Coopération Internationale des Outremers et de l’Environnement (BAC+5) - ILERI, Paris


Membre du groupe d’experts en Humanités & Sciences Sociales - Scientific Committee for Antarctic Research


Expert-évaluateur Arctique auprès de la Commission Européenne

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