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Réintegrer les commissions d’enquête parlementaires dans l’etat de droit

Par Nicolas Baverez et Vincent Brenot, Avocats, August Debouzy

Au sein de la Vème République, régime à la fois parlementaire et présidentiel, le Parlement exerce trois fonctions essentielles : le vote de la loi et du budget ; le contrôle du gouvernement ; l’animation du débat public.

Comme dans toutes les grandes démocraties, il peut s’appuyer sur des commissions d’enquête. Elles sont toutes puissantes au sein du Congrès des Etats-Unis, où elles contribuent en priorité à élaborer la loi, comme ce fut le cas en France durant les IIIème et IVème Républiques. Elles ont été encadrées, dans le cadre du parlementarisme rationalisé de la Vème République, par l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 tant dans leur champ qui est circonscrit à des faits déterminés, la gestion des services publics ou des entreprises nationales, que dans leur durée limitée à 6 mois à compter de leur création. En vertu du principe de séparation des pouvoirs, elles ne peuvent par ailleurs porter sur des procédures judiciaires en cours.

Dans l’objectif de renforcer les pouvoirs du Parlement, la révision de 2008 leur a conféré un statut constitutionnel avec l’article 51-2. Il les intègre dans les missions de contrôle et d’évaluation dévolues au Parlement, au sein du titre V de notre loi fondamentale, consacré aux rapports entre le Parlement et le Gouvernement. Simultanément a été institué un droit de tirage annuel pour chaque groupe parlementaire.

Ainsi, au fil des législatures, les pouvoirs d’investigation et d’information du Parlement ont été élargis afin de conforter ses moyens de contrôle de l’exécutif, ce qui est parfaitement légitime. Mais une quadruple dérive est récemment intervenue, qui a corrompu le rôle et le fonctionnement des commissions parlementaires. Longtemps limité à deux par an, leur nombre a explosé pour culminer à 16 depuis octobre 2024. Leur champ s’est étendu, en dehors de toute autorisation textuelle, à la stratégie et à la gestion d’entreprises privées (Mc Kinsey, Uber, Vivendi, TotalEnergies, Nestlé…), traitant de procédures judiciaires en cours et revenant sur l’autorité de la chose jugée (violences dans le cinéma, l’audiovisuel, le spectacle vivant, la mode et la publicité), privilégiant des thèmes militants. Leur fonctionnement est devenu de plus en plus inquisitorial (audition de CNews devant la commission d’enquête sur les fréquences TNT). Enfin, elles sont désormais utilisées comme un outil politique pour déclencher la censure du gouvernement (audition de François Bayrou par la commission sur les violences scolaires)

Ce détournement des commissions d’enquête découle des transformations de nos institutions et du système politique : la fragmentation des partis, qui aboutit à ce que l’Assemblée compte aujourd’hui 11 groupes parlementaires contre 4 en 2008 ; le blocage du Parlement et la radicalisation des débats au sein de l’Assemblée, la priorité donnée par les parlementaires, dans un climat de grande instabilité, à leur communication ; la stratégie de la tension et du chaos poursuivie par certaines formations politiques.

La sortie des commissions d’enquête de leur cadre crée des désordres graves. Tout d’abord, elles cannibalisent le cœur du travail parlementaire qui s’effectue au sein des commissions permanentes et des séances publiques, de plus en plus désertées. Surtout, par la puissance et l’asymétrie des pouvoirs dont elles disposent, elles portent atteinte à l’Etat de droit.

D’un côté, les pouvoirs des commissions d’enquête sont très vastes et placés hors de tout contrôle externe : désignation du président, du rapporteur et des membres sans règles déontologiques suffisamment rigoureuses ; pouvoir de citation directe de toute personne ; possibilité pour le rapporteur d’effectuer des contrôles sur pièces et sur place ; droit de communication de toutes informations et de tout document ; liberté totale dans l’établissement du rapport et la publicité de ses conclusions. De l’autre, les personnes entendues ne disposent d’aucune garantie : obligation de comparaître (sous peine de 2 ans de prison et 7.500 euros d’amende) ; prestation de serment et obligation de déposer avec des risques de poursuites pour parjure et faux témoignage ; médiatisation des auditions ; absence de secret hors le secret professionnel et le secret de la défense nationale ; obligation de communication de tout document et information sans protection de la confidentialité ; défaut de procédure contradictoire concernant le rapport et sa communication.

Les commissions d’enquête voient ainsi le Parlement s’émanciper des textes qui régissent son statut et son organisation pour s’ériger en juridiction, sans respecter aucune des règles qui fondent un procès équitable. Il n’est pas question de contester leur existence, qui est indispensable à l’exercice des missions du Parlement. Mais il est aujourd’hui impératif de préciser et clarifier leur cadre. Et ce autour de quatre axes. L’extension de leur mission à l’élaboration de la loi, ce qui a été utilement le cas pour la réforme de la justice à la suite de l’affaire d’Outreau ou pour la politique de protection de l’enfance. La limitation de leur nombre dans l’intérêt même du bon fonctionnement du Parlement, ainsi que l’a suggéré Madame Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée. La création d’un statut du témoin devant les commissions d’enquête intégrant des garanties fondamentales (silence, confidentialité des informations, assistance d’un avocat). L’instauration d’un contrôle par le Conseil constitutionnel du respect de la séparation des pouvoirs, du champ et de la composition des commissions, sur le modèle du rôle de régulateur joué par la Cour constitutionnelle en Italie.

L’article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 affirme que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a pas de Constitution ». Dans un moment critique de l’histoire, où des menaces majeures pèsent de nouveau sur la démocratie, il est vital d’assurer le bon fonctionnement de nos institutions, condition première de l’efficacité de la décision publique. 

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