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Sentinelle : Le piège se referme sur nos Armées

Par Olivier Audibert-Troin, Député (LR, Var), Membre de la commission de la Défense nationale et des forces armées

Lors d’un rapport sur le rôle des armées sur le territoire national dans le cadre de l’opération sentinelle co-écrit avec Christophe Léonard, Député des Ardennes, en juin 2016, nous nous étions longuement interrogés sur de possibles ajustements de notre législation afin de sécuriser en terme juridique, l’action de nos soldats dans les rues de France.

Si, de tout temps nos Armées ont constitué « un réservoir de forces » pour la gestion des crises sur le territoire national ou assurent la protection permanente aérienne et navale de ce dernier, les attentats de janvier et novembre 2015 ont entrainé un changement de paradigme.

Désormais, nos soldats sont engagés massivement (10 000 hommes) dans une nouvelle posture terrestre, et dans le temps long.

Cette présence massive de nos militaires sur le terrain tendant à rassurer et protéger la population fait écho à la parole officielle « Nous sommes en guerre ».

Le Président de la République devant le Congrès de novembre 2015 à Versailles, le Premier Ministre à l’Assemblée Nationale et dans les médias, bon nombre de responsables politiques, tous ont repris cette rhétorique martiale « nous sommes en guerre ».

Loin de vouloir relancer ici le débat juridique sur l’état de guerre déjà largement argumenté, rappelons qu’en droit interne ou en droit international (Convention de Genève de 1949 « guerre déclarée ou survenance de tout autre conflit armé surgissant entre 2 ou plusieurs des parties contractantes » ; Charte de l’ONU « l’acte d’agression correspond à l’emploi de la force armée par un Etat contre la souveraineté, l’intégrité territoriale, ou l’indépendance politique d’un autre Etat ») rien ne permet sérieusement d’affirmer d’un point de vue juridique que la FRANCE est en guerre.

Les faits nous le rappellent par ailleurs : l’état de guerre n’a pas été déclaré ; l’état de siège transférant les pouvoirs civils aux militaires comme lors des 2 conflits mondiaux n’a pas été promulgué ; l’obligation d’assistance réciproque entre pays membres de l’OTAN n’a pas été activée ; les terroristes arrêtés dans le cadre des attentats ne bénéficient pas des statuts de combattants ou de prisonniers de guerre.

Cependant, cette parole officielle du « nous sommes en guerre » nous oblige plus encore en matière de protection de nos concitoyens et fragilise tout à la fois nos Armées.

Il ne s’agit pas ici de rappeler l’ampleur des contraintes nouvelles pesant sur nos Armées, et particulièrement l’Armée de Terre, du fait de ce déploiement d’une ampleur inégalée dans la durée : usure physique et morale de nos soldats enchainant OPEX et opération sentinelle (jusqu’à 220 jours par an d’absence de leur foyer et de leur garnison) ; ralentissement de la préparation opérationnelle-métier ; renoncement à certaines activités de formation ; non-participation à des exercices internationaux…

Il s’agit ici de mettre en garde contre l’envie suscitée d’une protection accrue de nos concitoyens à fortiori « en état de guerre », et les moyens donnés à nos Armées sur le territoire national en matière de lutte contre le terrorisme.

Peut-être convient-il de rappeler que sur le territoire national (en dehors de tout conflit armé au sens du droit international) l’excuse pénale instituée aux articles L 4123-11 et L 4123-12 du code de la défense au bénéfice des soldats engagés sur un théâtre d’opération extérieure, n’est pas opérable.

Nos soldats agissent donc sur le territoire national, dans les seuls cas de légitime défense. Il a fallu attendre la loi du 3 juin 2016 (renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement) pour voir applicable à nos forces armées une nouvelle excuse pénale dite de « cavale meurtrière ».

Seules nos forces de sécurité intérieure (police nationale et gendarmerie) pouvaient jusqu’alors interrompre par l’usage de leur arme mais de façon strictement proportionnée, la cavale d’individus ayant commis un meurtre ou une tentative de meurtre, et dont tout laisse à penser que la réitération est probable.

On est bien loin de l’idée largement répandue aujourd’hui d’une intervention de nos soldats en tout temps, en tous lieux, en toute circonstance et par tous moyens.

De la même façon, peut-être est-il bon aussi de rappeler à nos concitoyens qu’après des débats denses tout au long de ces derniers mois, et en dehors de tout état de guerre avéré, il a été décidé de ne pas conférer de prérogatives juridiques supplémentaires pour les militaires.

Palpations de sécurité, contrôles d’identité, pouvoir de très brève rétention de personnes aux fins de contrôle, fouilles de bagages, fouilles de véhicules sont toujours proscrits à nos soldats.

Si l’on peut approuver cette clarification de compétences entre forces de sécurité intérieure et Armée au nom d’une non-confusion des rôles et afin d’éviter de poser une nouvelle force de sécurité intérieure alors que les armées elles-mêmes sont attentives à conserver la spécificité de leur métier, l’on ne peut qu’être inquiets sur le ressenti et la compréhension de telles décisions par la population.

Et ainsi le piège commence à se refermer sur nos Armées dont la population ne comprend pas leur rôle sur le territoire national.

Les divers incidents (insultes, menaces, agressions physiques) relevés ces derniers mois à l’encontre de nos soldats de la force Sentinelle étaient déjà un premier signal.

Le recours en justice intenté par un avocat des familles de victimes de l’attentat du Bataclan doit être envisagé avec le plus grand sérieux par le Président de la République et le Gouvernement tant l’impact sur le moral de nos soldats est grand et le risque de dissension entre la communauté nationale et son armée paraît aujourd’hui avéré si rien n’est fait.

L’emploi de nos Armées sur le territoire national n’est pas, loin s’en faut, une petite affaire. Ce lien si particulier (mais si fragile !) entretenu depuis des siècles entre le peuple et son armée ne doit pas être distendu par des opérations incomprises de la population.

Comment faire admettre en effet à nos concitoyens traumatisés par les attentats, en demande d’une protection renforcée, que nos soldats, en arme, ne sont pas dotés des mêmes directives, des mêmes modes opératoires, des mêmes moyens et des mêmes prérogatives juridiques ?

Les recours en justice, du même type que celui engagé par les victimes du Bataclan risquent fort de se multiplier dans les mois à venir, portant alors un coup fatal au lien Armée-Nation, du seul fait de la méconnaissance par nos concitoyens du rôle exact de nos Armées sur le territoire national, amplifié par le discours officiel du « nous sommes en guerre ».

Afin que le piège ne se referme pas définitivement sur nos Armées et pour que ce lien si particulier entre elles et les Français ne soit pas durablement écorné, il apparaît urgent de mieux communiquer aujourd’hui sur les objectifs et les attentes de la mission Sentinelle, sur les prérogatives de nos soldats sur le territoire national, mais surtout tout faire afin que nos soldats apparaissent aux yeux de tous comme étant une véritable valeur ajoutée à la sécurisation de notre Pays et non une simple force supplétive.

La mise en place d’un centre interministériel d’opérations sur le territoire national associant très étroitement Ministère de l’Intérieur et Ministère de la Défense tant pour la planification d’opérations que pour leur exécution est urgente afin d’éviter que ne se reproduisent les évènements incompris du Bataclan.

Enfin, il est grand temps de se poser la question d’un engagement dans le temps long de nos forces armées sur le territoire national à des fins de lutte contre l’insécurité et le terrorisme.

Le temps n’est-il pas venu, en effet, de poser l’équation d’une remontée en puissance des effectifs des forces de sécurité intérieure (police nationale et gendarmerie) dont le rôle et les moyens semblent plus adaptés à cette lutte sur le territoire national ?