Print this page

“Il ne peut pas y avoir de police d'Etat du halal”

Par Florence Bergeaud-Blackler, Anthropologue, Chargée de recherche CNRS à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman d’Aix-Marseille-Université (IREMAM)*

L’histoire, la structure et le fonctionnement du marché des viandes et produits carnés halal restent encore mal compris, parfois même par les acteurs eux-mêmes qu’ils soient producteurs, régulateurs ou consommateurs. Entre enjeux commerciaux et religieux, il est parfois difficile de faire la part des choses. De plus l’expertise manque du fait du cloisonnement de nos disciplines : les économistes ne savent pas traiter des questions religieuses et inversement les spécialistes des religions sont souvent peu familiers des problématiques économiques surtout appliquées au secteur agro-alimentaire particulièrement complexe. C’est pourquoi nous avons mis en place un programme de recherche pluridisciplinaire pour essayer d’approfondir et d’élargir la réflexion et la connaissance sur ce sujet, qui sera financé essentiellement par des fonds publics (programme MHALEC, IREMAM/CNRS).

La France est doublement concernée par ce marché halal mondialisé parce qu’elle est à la fois la plus importante productrice et la plus grande consommatrice de produits halal en raison d’une part de son industrie agro-alimentaire performante et de ses relations commerciales avec les pays musulmans, et d’autre part de sa démographie : le pays compte le plus important nombre de musulmans en Europe.

La France, plus importante productrice et consommatrice de halal

Depuis les années 2000 et l’explosion mondiale du marché halal les pays à majorité musulmane se montrent plus exigeants et plus attentifs à la licéité des produits pour des raisons à la fois politiques et religieuses (montée du radicalisme religieux). Ils sollicitent les associations musulmanes afin d’assurer la surveillance des produits qu’ils importent des entreprises non musulmanes des pays industriels.m Ces associations ont ainsi créé leur « agence de certification halal » et se bousculent pour assurer ce service rémunérateur et en retirer des bénéfices à la fois économiques et symboliques dans le champ religieux. Cette concurrence entre contrôleurs entraine une surenchère, un durcissement de la norme industrielle halal sur laquelle les textes religieux anciens restent, bien entendu, muets. Sans compter le phénomène d’élargissement du périmètre des produits halalisables : tout ce qui se consomme peut être rendu halal comme on le voit avec les cosmétiques, les médicaments, les produits ménager, les costumes de bain, avec le risque de créer un marché parallèle et un consumérisme identitaire pour et par les musulmans.

Ce qui aboutit à un paradoxe : il existe un marché de produits halal mais pas de norme halal unifiée et consensuelle. Ce cas n’est pas inconnu des économistes : il existe bien un marché de « l’art », bien que l’on ne sache pas définir l’art, la valeur de l’esthétique etc.

Pas de norme halal unifiée et consensuelle

Mais ici on est sur un marché qui rien que pour les produits carnés concerne en France des millions de consommateurs et des milliers d’entreprises. L’abattage et le contrôle des produits halal nécessitent des aménagements qui posent des problèmes d’ordres technique, sanitaire, religieux qui pèsent sur la compétitivité des entreprises. Plus ce marché instable s’élargit et plus les entreprises prennent des risques, d’où la recherche de solutions comme la mise en place d’une norme halal alimentaire AFNOR ou une norme européenne CEN. Mais ces « solutions » échouent parce que la régulation du halal par l’Etat est dénoncée, à juste titre, par des groupes religieux, mais aussi par des entreprises qui ne souhaitent pas que l’Etat mette le nez dans leurs affaires. Du fait qu’il n’existe pas de normes, il n’existe pas de contrôle, ce qui entraine des surenchères normatives et des mauvaises pratiques que l’on ne peut même pas appeler fraudes puisqu’aucune définition du halal ne s’impose ! C’est un cercle vicieux.

Les musulmans doivent être laissés libres de s’entendre sur une définition de la norme. L’Etat ne devrait intervenir à mon sens que sur deux points : d’une part pour encadrer les pratiques d’abattage des animaux de sorte que la loi commune sur le bien-être animal, l’hygiène, la sécurité, soit appliquée, et d’autre part pour interdire les allégations mensongères comme par exemple un produit annoncé sans porc qui en contiendrait. Mais la loi séculière et laïque ne peut pas définir ce en quoi consiste « halal » : il ne peut pas y avoir de police d’Etat du halal. Nos concitoyens musulmans ne doivent rien attendre de l’Etat et tout de leurs autorités religieuses : quelles sont les raisons qui expliquent ce désaccord persistant sur la norme ? Ce serait un moyen de lancer un débat théologique qui n’a jamais eu lieu sur la légitimité religieuse d’un marché halal né…dans les années 1980 ! 


* Spécialiste du consumérisme religieux, elle a publié, entre autres, Les Sens du halal. Une norme dans un marché mondial, CNRS Éditions.Florence Bergeaud-Blackler va publier en janvier 2017 aux Editions du Seuil : « Le marché halal ou l’invention d’une tradition ».

 

6776 K2_VIEWS