Print this page

Le pari de la French Tech

Par Françoise Benhamou, Professeur à l’université Paris 13, membre du Cercle des économistes et membre de l’Arcep

Optimum Tracker pour l’optimisation des centrales solaires, Jobijoba pour chercher un emploi, Document-juridique pour faciliter la vie, 10-Vins pour choisir et goûter un bon vin, Evercontact pour la gestion des contacts professionnels, Airinov pour son drone agricole, etc. Les exemples de start-up inventives fleurissent en toutes sortes de domaines, santé, biotech, internet des objets, open data, fintech, énergie, transports, etc.

La France soutient ses start-up avec un certain enthousiasme ; elle entend engranger des résultats et les faire connaître. Acteurs publics, à commencer par le ministère de l’économie, le secrétariat d’Etat en charge du numérique, Bpi France et Business France, mais aussi acteurs privés y travaillent de concert, n’hésitant pas à ouvrir l’écosystème français aux start-up étrangères et à mettre en scène les réussites de notre pays, avec une attention particulière pour les aventures les plus spectaculaires, telles celle de Criteo, présente dans 85 pays et valorisée à plus de deux milliards de dollars, ou encore celle de Blablacar qui vient de lever, plus modestement – si l’on peut dire -, quelque 200 millions de dollars…

On peut relever quatre conditions de la réussite de cette politique.

La nécessité d’un accompagnement sans faille

Le premier point est la nécessité d’un accompagnement dès l’amont, lors de la phase de sélection des idées. La réalité de l’innovation qui sous-tend les projets est très inégale, depuis le simple détournement d’une rente à la faveur d’un processus de désintermédiation permettant une plus grande efficacité, jusqu’à la réponse à des besoins mal couverts et à la création de nouveaux services susceptibles d’être monétisés. L’innovation revêt de surcroît une part de rêve (… et si j’étais le prochain Zuckerberg ?), et la réalité est parfois rude : donner corps à une idée, convaincre, vivre plus ou moins d’expédients en attendant de pouvoir chichement se rémunérer. Tous les éléments du soutien doivent se conjuguer : hébergement dans des incubateurs, labellisation, prise en charge de certaines fonctions support, aide à la recherche de financements non seulement dans une première phase, mais aussi dans le second temps du développement, aide à la conquête de marchés étrangers.

L’hybridation avec les autres entreprises

Deuxièmement, il faut impérativement bâtir l’hybridation de cette économie ultra-dynamique et très médiatisée avec la grande masse des PME. Celles-ci représentent en effet, selon le Ministère de l’Economie, 99,8 % du nombre total des entreprises ; elles emploient 7,1 millions d’individus. Mais seules les deux tiers d’entre elles sont équipées d’un site Internet en 2015, et à peine plus de 10 % vendent leurs produits en ligne. Ajoutons que ce sont les grandes villes ou les principales zones d’emploi (une vingtaine au total) qui concentrent l’essentiel des créations de start-up. C’est particulièrement vrai de Paris, avec 500 sociétés identifiées, l’inauguration toute récente d’un nouvel incubateur, le Cargo, et la future ouverture de la Halle Freyssinet destinée à héberger un millier de jeunes pousses.

Ce double enjeu d’aménagement du territoire et d’hybridation avec l’ensemble du tissu industriel se retrouve dans la plupart des pays. Selon une enquête récente menée aux Etats-Unis, l’inégalité de la progression dans l’univers numérique provoque un déséquilibre critique entre les individus et les entreprises les plus numérisées et le reste de l’économie (James Manyika, Sree Ramaswamy, Somesh Khanna, Hugo Sarrazin, Gary Pinkus, Guru Sethupathy, and Andrew Yaffe, Digital America : A tale of the haves and have-mores, McKinsey Global Institute December 2015). Il est à cet égard significatif de constater qu’une note récente du CAE intitulée Faire prospérer les PME (Conseil d’analyse économique, note n° 25, octobre 2015) fourmille de propositions mais ne fait pas la moindre allusion à la transformation numérique !

Une nouvelle culture du risque

Troisièmement, la construction de modèles économiques pérennes ressemble à un parcours du combattant. Le passage à la profitabilité est lent et incertain, et la start-up peut subir une perte d’argent durable, dans des proportions parfois importantes. N’oublions pas que ce n’est que tout récemment que la tentaculaire plateforme nord-américaine Amazon a affiché des profits… Le crédit tel qu’on le pratique couramment et le financement participatif ne sauraient suffire. Il faut que les institutions financières et les business angels dégagent du capital. La démarche a cela de novateur qu’elle implique d’accepter des pertes sur des dizaines de projets pour un seul qui s’avère pérenne et peut-être rentable. Il y a là une stratégie faite d’évaluations objectives et de paris périlleux, à la manière d’une loterie partiellement éclairée, en quelque sorte. Les réussites apparaissent des évidences ex post mais elles sont parfois les plus improbables au moment de leur conception.

Ce rapport au financement est très éloigné de la pratique traditionnelle du banquier, mais il apparaît comme la condition du soutien à la créativité. Le risque de l’échec s’intègre pleinement à la stratégie de l’investisseur, qui souhaite investir dans un ensemble de projets en tablant sur le fait qu’une réussite sur un projet suffit à compenser la prise de risque sur les autres projets.

On peut ajouter que l’heure est à un peu plus de circonspection, passé l’enthousiasme des investisseurs pour des « licornes » parfois surévaluées, notamment aux Etats-Unis (les licornes sont les start-up des nouvelles technologies, non cotées en Bourse, dont la valorisation dépasse le milliard de dollars). En France le train est parti et il ne saurait s’arrêter, même si beaucoup reste encore à faire : selon EY, les investissements en capital-risque à destination des start-up françaises ont représenté 1,81 milliard d’euros en 2015 (pour 484 start-up), deux fois plus qu’en 2014 mais bien moins qu’au Royaume-Uni (4,3 milliards) ou qu’en Allemagne (2,6 milliards).

Corollaire de cette nouvelle culture du risque, le créateur de start-up doit avoir droit à l’erreur et pouvoir se lancer, le cas échéant, dans de nouveaux projets. Cette vision très dynamique de la prise de risque implique d’inciter celui qui décide de vendre sa société à réinvestir dans de jeunes pousses ; c’est le modèle du futur compte épargne investisseur. Elle s’inscrit dans les évolutions du marché de l’emploi, qui conjugue besoin de souplesse mais aussi de protection ; le modèle du compte personnel d’activité permet de limiter les ruptures ou les pertes de droits, dans un univers d’emploi marqué par des allers retours entre statuts. De même l’amélioration du statut d’entrepreneur indépendant est un prérequis de cette économie qui érige la souplesse en principe, au risque de la précarité permanente.

Un enjeu de formation et de partenariat au niveau européen

Dernier point : les start-up sont confrontées à une concurrence redoutable au niveau mondial entre entreprises indifférentes à leur localisation, fortes d’une organisation flexible. Cette nouvelle étape de la mondialisation requiert le déploiement de compétences qui vont bien au-delà de la technologie. La qualité des ingénieurs français ne résume pas les besoins. L’enseignement doit intégrer à tous les niveaux les apprentissages liés aux pratiques et aux savoirs numériques. Il doit préparer à la complexité du management des entreprises du numérique. L’accélération des changements technologiques, la transformation des usages et des formes de sociabilité impliquent une agilité et une capacité d’adaptation inconnues jusqu’alors.

Et c’est là un enjeu européen. Les partenariats entre Etats membres doivent s’intensifier. Le CNNum a récemment proposé la constitution d’un « start up visa » permettant un accès simplifié aux procédures administratives dans les pays de l’UE, ainsi que la création d’un Erasmus des start-uppers. Du côté de la recherche, les universités ont effectué une véritable révolution culturelle en créant des incubateurs et en se rapprochant des mondes de l’entreprise. Une bonne part du chemin est aujourd’hui franchie, mais les exigences du numérique, disruptif par essence, impliquent que les attentions collectives et les soutiens se renforcent, et qu’ils irriguent tous les territoires.