Print this page

Comprendre le terrorisme pour mieux le combattre

Par Jacques Baud, Colonel, ancien membre du service de renseignement stratégique Suisse*

En 1990, le nombre d’attentats terroristes à travers le monde atteignait le chiffre de 455 qui ont provoqué la mort d’environ 350 personnes (soit 0,77 morts par attentat). En 2014, le monde a connu 13 463 attentats causant quelque 32 700 morts (soit 2,43 morts par attentat). En d’autres termes, en 25 ans, malgré les moyens considérables déployés et la perte progressive de nos libertés, non seulement le terrorisme s’est accru en volume et en férocité, mais notre capacité à le prévenir et à l’anticiper s’est dégradée.

De 2001 à 2016 à Bruxelles, chacun des attentats dont l’Occident a été la victime a été perçu de manière similaire. En premier lieu, on y a vu des tentatives de destruction de notre démocratie ou de notre système de valeurs, et à la volonté de diviser nos sociétés. En second lieu, on les a présentés comme des phénomènes soudains, et déconnectés de tout contexte, comme s’ils constituaient chaque fois le début d’une nouvelle guerre.

Ce langage, porté par la classe politique et renforcé par des « experts », tend à faire du terrorisme un phénomène imprévisible, inéluctable et le produit d’une fatalité destructrice et nihiliste. Or, cette approche tend à occulter les vraies raisons de ces attentats, qui sont le plus souvent à chercher dans l’aventurisme politique de nos gouvernements. Aucun attentat islamiste n’a été revendiqué au nom de la destruction de nos valeurs, de la lutte contre la démocratie ou de nos sociétés. Selon un rapport des services de renseignement britanniques, les terroristes islamistes ont un niveau d’éducation supérieur à la moyenne. Peuvent-ils donc vraiment penser détruire nos démocraties en tuant une centaine de personnes ?

Une analyse sérieuse montre qu’aucun attentat n’a été perpétré sans cause, simplement motivé par la haine, mais que tous avaient une raison et un objectif. Ceux-ci peuvent être difficiles à saisir ou échapper à notre logique occidentale, mais ils existent. Aucun attentat n’est « gratuit ».

L’Occident aborde la question du terrorisme dans une logique « punitive » qui conduit à définir ce phénomène en fonction de ses effets. Dès lors, tous les actes terroristes se ressemblent. De plus, les « experts » tendent à projeter leurs expériences des années 70 sur la situation actuelle, rendant quasiment impossible la résolution du problème.

Dans son arrogance, l’Occident ne remet pas en question ses actions. Le terrorisme islamiste est la réponse systématique à des interventions occidentales, qui étaient injustifiées, illégitimes et, au final, inutiles. Pratiquées le plus souvent par des gouvernements faibles, en mal de crédibilité, toutes, sans exception, ont été le fruit de mensonges et de distorsions d’une réalité déjà connue à l’époque. Notre Histoire officielle a oublié les conditions dans lesquelles ces conflits ont émergé, mais les populations locales, elles, en ont conservé une mémoire très précise, qui alimente leur ressentiment contre l’Occident.

Depuis 1991, les attentats terroristes islamistes ont montré une grande cohérence autour d’un seul but : obtenir un désengagement occidental au Proche- et Moyen-Orient. Un examen honnête de la littérature, des déclarations et revendications des mouvements et des dirigeants islamistes confirme cette convergence. Quant à l’Etat Islamique, qui nous préoccupe aujourd’hui, les déclarations sur la reconstitution du Califat « historique », voire d’un Califat mondial, ont, en fait, leur origine dans les milieux néo-conservateurs américains et ne trouvent aucune confirmation dans les écrits « officiels » des groupes terroristes. D’ailleurs, la majeure partie des attentats qui ont ébranlé le monde occidental ont touché des pays qui n’ont jamais fait partie du Califat « historique ». En outre, en admettant l’existence d’un projet pour la constitution d’un Califat, l’immigration désordonnée, et en grande partie incontrôlée, que l’Europe occidentale vit depuis plusieurs décennies, semblerait constituer un moyen beaucoup plus sûr pour imposer des changements de société que les attentats terroristes, qui apparaissent plutôt avoir des effets inverses.

Depuis un quart de siècle, l’Occident a abordé la question du terrorisme sans aucune stratégie. Sans en comprendre les objectifs, la logique et le mode de fonctionnement, l’Occident a répondu aux attentats, en appliquant systématiquement la même méthode : l’intervention militaire, rajoutant ainsi chaque fois une « couche » à la motivation des terroristes.

La notion de « Djihad » implique une « résistance » et non une « guerre sainte » comme nous le répétons en Occident. Une résistance qui a été déclenchée par nos agressions successives contre les pays du Proche- et Moyen-Orient et notre propension à leur imposer une manière de vivre, de penser, de faire de la politique, etc. Or, nous savons que nos interventions étaient loin d’être légitimes.

La religion n’est donc pas la raison du combat, mais n’apporte qu’un cadre de pensée à l’action. Ce que les militaires appellent « doctrine ». Ainsi, être victorieux dans le Djihad – qu’il soit religieux ou militaire – est une victoire sur soi-même, une victoire sur la tentation à abandonner le combat devant une force supérieure en nombre et en moyens. Ceci explique que Saddam Hussein a été considéré comme victorieux en 1991, comme Hassan Nasrallah au Liban en 2006. Leur victoire n’était pas liée à la destruction de l’adversaire, mais à leur détermination à résister. Le terrorisme islamiste d’aujourd’hui répond à la même logique : il ne s’agit pas de nous vaincre physiquement, mais de montrer une détermination sans faille pour répondre à nos frappes. Les textes des revendications des attentats de New York, de Madrid, de Londres, de Paris et de Bruxelles – pour ne citer que ceux-ci – sont limpides à cet égard.

Dans ce contexte, la dissuasion – qui constitue l’élément central de notre réponse face au terrorisme – est totalement inopérante. Comment dissuader en menaçant de mort celui qui est prêt à mourir ?

Par ailleurs la doctrine actuelle du « Djihad Ouvert », qui encourage l’emploi de « micro-réseaux » et l’absence de connexion opérationnelle avec des structures de conduite clandestines, pousse l’Occident à développer un renseignement de police toujours plus intrusif, mais qui ne parvient pas à avoir d’effets préventifs. Le débat sur le renseignement est dominé par l’ignorance et une confusion entre le renseignement de police et le renseignement stratégique.

Une vraie prévention doit permettre d’agir sur la décision terroriste, ce qui n’est possible qu’en travaillant sur les motifs des attentats. C’est le domaine du renseignement stratégique, qui doit anticiper les conséquences probables de nos décisions politiques. Or, en réalité nous n’agissons qu’en aval de cette décision, et aucun pays affecté par le terrorisme n’a été capable de mettre en place une véritable stratégie de lutte contre le terrorisme.

En résumé, nous avons mis les pieds dans des conflits que nous étions incapables de comprendre, soit par l’incompétence des services de renseignement, soit par l’aveuglement des décideurs politiques. Nos frappes dans ces pays font jusqu’à 90 % de victimes civiles. Mais qui s’en soucie en Europe, où l’on perçoit nos frappes comme propres et soigneusement ciblées ? Notre lecture de la violence est égocentrique. Nous la percevons quand nous la subissons, mais l’ignorons lorsque nous l’infligeons.

La sensibilité qui devrait guider notre réflexion est à géométrie variable. La photographie du petit Eylan échoué sur les côtes de Turquie en septembre 2015 a ému l’opinion occidentale. Mais a-t-on manifesté la même émotion lorsque le 12 mai 1996, Madeleine Albright , alors ambassadrice des Etats-Unis auprès des Nations Unies à New York, justifiait « notre » embargo contre l’Irak et la mort de 500 000 enfants irakiens dans une émission télévisée ? Combien de Français ont-ils été « Garissa » en septembre 2015, après l’attentat des islamistes qui a fait 148 morts dans l’université de cette petite ville du Kenya ? Les Russes ont été « Charlie » en janvier 2015, mais les Parisiens ont-ils été « Sinaï » après l’attentat contre l’Airbus A321 russe ?

Nous ne résoudrons pas le terrorisme en expliquant « comment » les individus se radicalisent, mais en comprenant « pourquoi ? ». Une question qui non seulement échappe totalement au débat actuel, mais que les politiques tentent de prévenir. 

* Vient de publier aux Editions du Rocher « Terrorisme – Mensonges politiques et stratégies fatales de l’Occident »