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Les mutations du terrorisme

Par Alain Bauer, Professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers, New York, Shanghai et Beijing

Le rôle des criminologues n’est ni d’accuser ou de défendre, mais de comprendre comment les criminels et leurs activités fonctionnent et comment elles évoluent. Ce sont eux qui fournissent le diagnostic. Or nous n’avons, en France, que des thérapeutes qui ont tous une idée précise de la manière de nous guérir, mais ignorant la nature du mal. Impossible alors d’y répondre de manière adéquate.

Qu’est-ce donc que le « terrorisme » ? Un terme flou sans aucun consensus international. Il n’y a en effet le plus souvent rien de plus proche d’un terroriste qu’un résistant. A tout acte de terrorisme en effet, on trouvera toujours des justifications qui le présentent comme une action de résistance, de libération nationale. Ce qui compte donc pour définir un terroriste, ce n’est pas la signature, ni même le moyen ou l’outil, c’est l’objectif. Et l’objectif, c’est la victime.

Le terrorisme est aussi en constante métamorphose. Ce sont les Français qui en ont inventé le concept pendant la période révolutionnaire : le terrorisme s’entendait alors comme l’usage de la terreur contre son opposition politique. Il ne s’exerçait alors pas d’État à État, mais était le fait d’un État contre ses propres citoyens. Ensuite, le terrorisme est devenu une affaire d’État à État : on utilisait la terreur comme un autre moyen de faire la guerre. De 1945 à 1989, le terrorisme était essentiellement géré, suivi et autorisé par deux pays uniquement : l’URSS et les États-Unis. Ce n’est qu’après l’effondrement de l’URSS que le terrorisme unique a éclaté en une pluralité de terrorismes. Nous avons mal appréhendé cette mutation, car notre système anti-terroriste sait qui est l’ennemi qu’il connaît déjà, mais a du mal à anticiper celui qu’il ne connaît pas. Ainsi, personne ne lit la « déclaration de guerre à l’Amérique (1) » émise par quelque chose de bizarre en 1996. Les terroristes disent en effet toujours ce qu’ils vont faire : par oral, écrit, chant, sur YouTube… Mais nous n’écoutons jamais !

Nous ne savons pas nommer non plus. Par exemple, dire qu’il existe une organisation, qui s’appelle Al-Qaïda et dont le chef était Ben Laden semble d’une banale évidence. Et pourtant, cette structure ne s’appelle pas Al-Qaïda mais le Front International Islamiste pour le Jihad contre les Juifs et les Croisés ; ce n’est pas une organisation, c’est un centre de coordination, une sorte de « mutuelle » du crime ; enfin, Ben Laden n’en a jamais été le chef : il en était le porte-parole et le visage. Ce n’est que quand Al-Qaïda s’est développée, plus sophistiquée et meurtrière, qu’on est passé à l’hyper-terrorisme et qu’enfin il y a eu un réveil général.

En France, nous avions déjà connu un épisode intermédiaire mais fondateur lors de la vague d’attentats parisiens de 1995 , commis par Khaled Kelkal dans le réseau RATP. Ce délinquant n’avait jamais mis les pieds dans une mosquée, ni été un politique. C’était là quelque chose de tout à fait inattendu : ni un terrorisme d’État, ni Al- Qaïda. Cette évolution culturelle du terrorisme a été parfaitement perçue à l’époque par un magistrat, Jean-François Ricard, qui a fait une note en ce sens. Il alertait sur le passage à l’hybridation entre criminalité, fanatisme religieux et terrorisme. Mais cette note n’a eu aucune suite.

Une menace terroriste hybride

Le cas Merah mérite que l’on s’y arrête, car il illustre très bien les problèmes que rencontre notre système anti-terroriste pour s’adapter à cette évolution de la menace. La Direction Centrale des Renseignements Intérieurs (DCRI) de Toulouse l’avait parfaitement repéré. Mais la DCRI parisienne, a récusé ce diagnostic. La difficulté, c’est qu’il n’existe pas de services voués spécifiquement à l’anti-terrorisme. Il existe des services qui font du contre-espionnage et d’autres spécialisés dans la criminalité organisée. Or dès lors que le terrorisme ne relève plus d’aucun des deux, on ne sait plus ce que c’est, et il peut alors s’exercer. C’est exactement ce qui s’est passé avec Mohammed Merah. Les services de renseignement et d’intervention ont réglé le problème avec un retard tragique : alors qu’il avait été identifié, repéré, entendu mais pas compris.

Après Merah, il y eurent les frères Kouachi et Amedy Coulibaly. Alors que les Kouachi ont été repérés, suivis et interceptés par la police, mais ont réussi à la tromper totalement, le cas Coulibaly est très différent et beaucoup plus problématique. Coulibaly était non seulement connu par les services de police, mais il était célèbre : patron de la Grande Borne de Grigny, lieu pour le moins réputé dans le monde de la criminalité, mais aussi patron de sa prison, à Fresnes. Il avait aussi été l’artificier du groupe Belkacem, ce qui n’est pas négligeable. Mais il est sorti de prison sans être étiqueté comme terroriste. Sous surveillance électronique mobile pendant un mois, personne ne se soucie de lui et il disparaît… Coulibaly est le plus grand désastre du renseignement intérieur français depuis la guerre d’Algérie.

Ce qu’est réellement l’Etat islamique

Au 13 novembre, nous retrouvons exactement le même type de cas : lourd passé criminel, parfaitement connus et identifiés. Tant qu’il y aura des erreurs sur le diagnostic, on continuera à dysfonctionner. Nommons déjà clairement l’adversaire, pour pouvoir l’affronter : L’État islamique doit s’appeler comme tel ; Daech dit exactement la même chose, mais en arabe, ce qui masque la réalité. Ce groupe de va-nu-pieds qui faisait rire il y a deux ans est désormais devenu une armée mercenaire qui fait peur au monde entier. Comment ce basculement a-t-il été possible ?

Il s’est produit un événement bien précis, qui a provoqué tout cela. Avant 1979, les États-Unis avaient trois alliés au Moyen-Orient : l’Arabie Saoudite, l’Iran et la Turquie. En 1979, ils laissent tomber le Shah d’Iran et proposent aux Saoudiens de devenir, à la place de l’Iran, les gardiens du Golfe. Puis, tout d’un coup, les Saoudiens apprennent que les Iraniens vont être réintégrés dans le jeu diplomatique et qu’il est même possible qu’ils développent une arme nucléaire. Mécontents, ils agitent le triangle sunnite au Nord de l’Irak, qui va se rebeller contre les chiites : cela permet à la fois de perturber un espace contrôlé par les Américains et d’attaquer les chiites. Mais l’État islamique devient tellement efficace dans son entreprise de déstabilisation qu’il parvient à s’emparer de Mossoul, de centaines de millions de dollars, de réserves de pétrole immenses et à s’étendre de manière indéfinie. Il se retourne naturellement contre les « usurpateurs saoudiens ».

L’EI n’est donc qu’une armée mercenaire barbare sans doute manipulée par quelqu’un de beaucoup plus fort qu’elle. Mais ses attentats obéissent à une logique autonome, qui relève de deux cycles en même temps : un cycle international et un cycle français, avec des opérateurs francophones. Et en plus d’avoir affaire simultanément à deux cycles, nous devons faire face à un processus qui est la pluralisation des opérateurs des terrorismes. Participent de la pluralisation les « lumpenterroristes », connus et fichés, traités en psychiatrie pour la plupart ; et le « terroriste honteux » non assumé, très étonnant dans la mesure où le terrorisme est d’abord une affaire de communication et de revendication. Ce changement de la nature même de la relation du terroriste à la communication perturbe tous les modèles historiques existants.

Faire de l’antiterrorisme véritable

Cette pluralité des terrorismes est ce qui pose le plus de problèmes, l’anti-terrorisme est, lui, figé et restreint, marqué par une culture du contre espionnage (temps long et secret absolu) alors que l’antiterrorisme nécessite le temps court et le partage de l’information. Un seul service exclusivement consacré à l’antiterrorisme a été créé dans le monde occidental, et par une police locale : la police de New York en 2002.

Pour l’instant, après chaque attentat, on organise une commission d’enquête, qui dit toujours la même chose :

1. En fait, on savait tout ou presque ;

2. Pour de mystérieuses raisons, on n’a pas compris ce qu’on savait ;

3. Il faudrait que ça ne se reproduise pas.

Le problème, c’est que ça se reproduit trop. C’est pour cela qu’il faut absolument créer un service spécialement dédié à l’anti-terrorisme. Il faut maintenant faire aussi de l’anti-terrorisme véritable et non du contre-espionnage appliqué à l’antiterrorisme ou de l’anti-criminalité organisée appliquée à l’anti-terrorisme. Et le bon anti-terrorisme, ça n’est pas quand on arrête les auteurs, mais quand il n’y a pas d’attentats… 

(1) « Déclaration de guerre contre les Américains occupant le pays des deux Lieux Saints » (23/08/1996)