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Dumping social : sortir des contradictions européennes

Par Guillaume Balas, Député européen (S&D), Rapporteur au Parlement européen sur le dumping social dans l'Union européenne

Par-delà les ambitions de paix et de prospérité nées après la Deuxième Guerre Mondiale, l'Europe a été définie par ses concepteurs comme un espace démocratique, accompagné d'une économie performante et d'une protection sociale de haut niveau. En effet, depuis le Traité de Rome, c'est surtout à l'édification du marché intérieur et à son achèvement qu'a été donnée la priorité. La Communauté Économique Européenne, comme son nom l'indique, a correspondu à cette stratégie et l'Union européenne s'est d'abord construite à travers la libéralisation des échanges économiques entre États membres.

Il n'en a cependant pas été de même concernant l'harmonisation des droits sociaux. Il a ainsi été convenu que les États conservent la compétence sociale : il existe de facto une asymétrie entre la réalité d'un marché intérieur en voie d'achèvement et des droits sociaux très hétérogènes.

Le principe même d'une concurrence loyale entre les entreprises et la promotion d'une économie sociale de marché par l'Union sont gravement pris en défaut: les situations de concurrence économique et sociale déloyale représentent également un obstacle au maintien d'une protection sociale de haut niveau en Europe. En effet, la compétition exacerbée entre acteurs économiques les incite à réduire les dépenses associées au coût du travail ; cette situation conduit à l'affaiblissement des standards sociaux en vigueur dans les différents États membres de l'Union, dégrade progressivement l'ensemble des droits dont peuvent se prévaloir les salariés européens et tend enfin à amoindrir les ressources financières nécessaires aux différents systèmes de protection sociale.

Il faut également souligner la fragilité spécifique de la protection sociale de certains salariés. C'est particulièrement le cas dans les secteurs du bâtiment, de la construction et des transports avec notamment la situation des " travailleurs de la mer ", victimes de l'utilisation par de nombreux armateurs de pavillons de complaisance, permettant à certains employeurs de se soustraire à nombre d'obligations sociales. Ces pratiques ont un impact négatif sur les standards de sécurité et contribuent à la diminution du nombre de marins qualifiés européens ainsi qu'à la disparition de leurs savoir-faire.

L'ampleur du "dumping" ne saurait se limiter aux seuls champs social, économique ou financier: les effets politiques de cette asymétrie entre libertés économiques et droits sociaux alimentent le sentiment d'une Europe qui fragilise tant les individus que les collectivités, au lieu d'assurer la protection de ses populations. Ainsi, la multiplication des pratiques abusives et l'exercice d'une concurrence sociale déloyale affaiblit l'adhésion au principe du marché intérieur et mine la confiance dans la construction européenne. Ces phénomènes sont une incitation à des replis protectionnistes de la part des États membres et leur prise de décisions unilatérales dans le domaine social.

Après de nombreuses auditions d'experts, chefs d'entreprise et représentants des salariés, j'ai souhaité identifié plusieurs mesures concrètes dont l'objectif est de combler les lacunes législatives et réglementaires qui favorisent le développement de la concurrence déloyale actuelle au sein du marché intérieur.

Il nous faut renforcer les contrôles et les inspections, tant à l'échelle nationale qu'européenne, découlant de l'application de la législation existante. À cet égard, les moyens humains et financiers mis à disposition des autorités compétentes chargées de faire respecter les réglementations devraient être sensiblement renforcés, y compris en France, comme l'a récemment recommandé le Conseil Économique, social et environnemental dans son rapport consacré au détachement des travailleurs.

Des réformes sont également nécessaires concernant la modernisation de l'enregistrement des prestations de travail et la nécessité de l'élaboration d'un document numérique unique de portage des droits sociaux pour tout travailleur européen. Il nous revient également de mener à l'échelle européenne une lutte renforcée contre les sociétés dites "boîtes aux lettres", notamment par des obligations nouvelles en termes d'adresses officielles. Une liste européenne des sociétés responsables d'infractions graves telles que le recours au travail non déclaré devrait aussi être établie.

J'estime également que la directive relative au détachement des travailleurs devrait faire l'objet d'une révision ouvrant la voie à la modification de sa base légale actuelle ainsi que les règlements de coordination des systèmes de sécurité sociale. En outre, certains dispositifs actuellement en vigueur en matière de détachement devraient être amendés afin de garantir une égalité de traitement entre travailleurs et une concurrence loyale entre acteurs économiques, notamment les règles concernant le paiement des cotisations sociales.

Des actions urgentes doivent être engagées dans le domaine des transports, constituant souvent d'authentiques zones de non-droit social, en assurant tant la bonne application de la législation actuelle que le renforcement des systèmes de contrôle.

Enfin, je crois indispensable d'engager une étape nécessaire à la convergence sociale dans l'Union européenne. Un protocole social assurant la prédominance des droits sociaux sur les libertés économiques devrait voir le jour et l'établissement de planchers salariaux minimaux susceptibles d'être étendus à l'échelle communautaire dans certains secteurs comme le transport devrait voir le jour, dans le respect de l'autonomie des partenaires sociaux et la diversité des traditions juridiques régissant les systèmes sociaux nationaux. Je souhaite que le socle de droits sociaux annoncé par la Commission européenne ne se limite pas à l'élaboration de simples critères de comparaison et un devoir de vigilance pour les principales sociétés européennes à l'égard de l'activité de leurs filiales et de leurs sous-traitants dans les pays tiers devrait être instauré.

Il existe une prégnance réelle des sujets sociaux notamment celui de la concurrence sociale déloyale chez nos concitoyens européens, c'est pourquoi je souhaite que le Parlement européen délivre, au-delà des clivages politiques souvent artificiels sur ces sujets, une parole forte et entendue du contribuant à construire une Europe plus sociale et donc plus soutenue par nos peuples.