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“La Sécurité sociale risque une crise de liquidité à brève échéance”

Par Élisabeth Doineau, Sénatrice, rapporteure générale du budget de la Sécurité sociale

Au moment où j’écris ces lignes, le Gouvernement vient de tomber pour la deuxième fois en moins d’un an, et certains appellent à « bloquer tout ». Les alertes répétées sur l’état financier du pays et les efforts proposés par François Bayrou ont manifestement suscité colère et réaction des élus comme de nos concitoyens.

J’ignore si la dramatisation est la meilleure manière d’aborder le sujet. Pour ma part, je me bornerai à un constat arithmétique. Il n’est pas irréaliste d’imaginer que d’ici par exemple une vingtaine d’années, la France ait une dette publique de 150 points de PIB (contre 115 points de PIB aujourd’hui), avec un taux d’intérêt moyen de 5 %. Elle paierait alors à ses créanciers une charge d’intérêt sur cette dette de 7,5 points de PIB (contre 2,5 % aujourd’hui). Or, au-delà d’un certain seuil, qu’on situe habituellement entre 5 % et 10 % du PIB, les économies à réaliser pour payer les créanciers deviennent insupportables, et l’État fait faillite.

Une partie de la difficulté vient du fait que pour éviter qu’une telle situation se produise, possiblement dans plusieurs décennies (mais nous sommes déjà en zone de risque), nous devons réaliser à moyen terme, donc sur une période relativement brève, un effort financier considérable.

Nous devons donc tous – responsables politiques et citoyens – être lucides et penser à la France que nous voulons en 2050 et au-delà ; à la France que nous voulons léguer à nos enfants et petits-enfants.

A cela s’ajoute que la sécurité sociale, qui se finance à court terme sur les marchés financiers, risque une crise de liquidité à brève échéance. En 2020, lors de la crise sanitaire, les marchés ont refusé de lui prêter une partie des sommes demandés, beaucoup plus importantes que d’habitude, et il a fallu mettre en place en urgence un mécanisme de financement reposant sur la Caisse des dépôts afin qu’elle puisse continuer à payer les prestations. Compte tenu de l’ampleur de ses déficits prévisionnels, il faut rapidement prévoir un nouveau transfert de dette à la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades), qui se finance à moyen terme sur les marchés financiers – ce qui, pour ne pas décrédibiliser la Cades, implique une trajectoire crédible de retour à l’équilibre.

Il est vrai que le déficit de la sécurité sociale, qui selon le Gouvernement passerait de 15,3 milliards d’euros en 2024 à 24,8 milliards d’euros en 2029, est en partie conventionnel. On pourrait retenir le périmètre de la totalité des administrations de sécurité sociale, et considérer que la « sphère sociale » est proche de l’équilibre. On pourrait, à l’inverse – c’est la thèse du « déficit caché » du système de retraite –, considérer que les contributions de l’État aux régimes de retraites qu’il équilibre ne sont pas de « vraies recettes », et que la sécurité sociale est encore plus déficitaire qu’annoncé.

Il faut en fait considérer les administrations publiques dans leur ensemble. L’effort ne pouvant porter sur le seul État, il doit nécessairement impliquer la sécurité sociale. Si l’on s’appuie sur les prévisions de croissance du Gouvernement, ramener le déficit public sous 3 points de PIB en 2029 implique de prendre des mesures d’environ 155 milliards d’euros sur les dépenses et les recettes. Pour ramener la sécurité sociale à l’équilibre à cette même échéance, ce qui était l’objectif du Gouvernement, l’effort représente environ 40 milliards d’euros, soit un quart du total. Il ne s’agit pas d’un effort démesuré, alors que la sécurité sociale englobe 40 % des dépenses publiques.

Les mesures à prendre pour ramener la sécurité sociale à l’équilibre en 2029 peuvent donc être estimées à environ 10 milliards d’euros par an.

Sur ces 10 milliards d’euros, il faut déjà prendre 4 milliards d’euros de mesures rien que pour empêcher le déficit de la sécurité sociale d’augmenter. Cela correspond à la forte croissance spontanée des dépenses de la branche maladie, de 4,5 % en valeur environ, alors que la croissance du PIB est d’environ 3 % en valeur. Un tel effort n’a rien d’impossible : les dépenses de la branche maladie sont à peu près stables en points de PIB depuis un quart de siècle. Si on les laissait filer, elles passeraient de 9 points de PIB actuellement à 15 points de PIB en 2070, ce qui ne serait pas finançable, et impliquerait la mise en place d’une « santé à deux vitesses », seuls les plus riches ayant accès aux soins de qualité. Depuis vingt ans l’effort a essentiellement porté sur les prix (en particulier des médicaments et des achats des hôpitaux). Au cours des prochaines années il faudra renforcer, notamment, la prévention et la lutte contre la fraude.

Il reste donc à trouver 6 milliards d’euros de mesures chaque année d’ici 2029. Compte tenu des sommes en jeu, il n’y a que trois leviers significatifs : les retraites, les recettes et l’augmentation du PIB. L’enjeu étant de favoriser l’émergence d’un relatif consensus, je me bornerai à présenter les principales options.

Dans le cas des retraites, une année de gel permettrait d’économiser 3 milliards d’euros.

Dans le cas des recettes, la Cour des comptes propose notamment de réduire les allégements généraux sur les bas salaires de 6 milliards d’euros. D’autres réductions de niches sont évoquées, concernant en particulier les compléments de salaire (dont les heures supplémentaires), l’abattement de CSG au titre des frais professionnels et la fiscalité des pensions (taux réduit de CSG et abattement d’impôt sur le revenu). Augmenter d’un point les cotisations patronales ou salariales rapporterait autour de 7 milliards d’euros, augmenter d’un point tous les taux TVA rapporterait 13 milliards d’euros (dont 3 milliards d’euros à la sécurité sociale), augmenter d’un point tous les taux de CSG rapporterait 18 milliards d’euros.

La France a un PIB par habitant inférieur à celui de la plupart des pays d’Europe occidentale. Si elle avait un PIB par habitant supérieur de 20 %, correspondant par exemple à celui de l’Allemagne, ses finances publiques seraient excédentaires. La seule manière rapide et fiable d’augmenter durablement le PIB est d’augmenter la quantité de travail. La France se distingue de ses voisins par le fait que la proportion de personnes en âge de travailler ayant un emploi y est plus faible. Selon certaines études, les Français feraient partie des Européens attachant le plus d’importance au travail, mais en France les conditions de travail seraient moins bonnes qu’ailleurs. Il y a probablement un chantier à ouvrir.

S’agissant de l’année 2026, François Bayrou a fait diverses propositions, pour un montant total de près de 15 milliards d’euros, consistant essentiellement en des économies en matière de santé (5 milliards d’euros), en la suppression de deux jours fériés (4,2 milliards d’euros) et en un gel des prestations sociales (3,5 milliards d’euros).

La majorité sénatoriale préconise quant à elle de prendre en 2026 des mesures d’amélioration du solde pour 11,5 milliards d’euros, dont un montant analogue pour les économies en matière de santé (4,5 milliards d’euros) et par nature identique pour le gel des prestations (3,5 milliards d’euros), les allégements généraux de cotisations sociales faisant par ailleurs l’objet d’une réduction supplémentaire (1,5 milliard d’euros).

Le bateau France est en perdition. Les mutineries se multiplient sans que n’émerge le début d’un nouvel équilibre. Nous sommes au pied du mur et il va falloir se sentir responsable en tant qu’élus et parlementaires. Sortir des sentiers battus, accepter les compromis.

Alors que nous fêtons cet automne les 80 ans de la Sécurité sociale, son avenir n’a jamais été aussi incertain. Je ne veux pas faire le plus dramatique des tableaux, mais nous allons quand même léguer à nos enfants des dettes qui ne concernent non pas des investissements mais, par exemple, des consultations des patients actuels. Faire payer à nos enfants nos dépenses courantes, et plus généralement leur transmettre une dette sacrifiant notre modèle social pour payer les créanciers, ça je ne l’admets pas ! 

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