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Pénurie de médicaments : deux ans après

Par Sonia de la Provôté, Sénatrice du Calvados, Présidente de la commission d’enquête du Sénat sur la pénurie de médicaments

Deux ans après notre rapport, une question demeure : avons-nous, collectivement, réduit les pénuries et sécurisé l’accès aux traitements indispensables ? Oui, des jalons ont été posés. Mais l’édifice reste fragile.

Tant que nous n’aurons pas relié, sans ambiguïté, politique industrielle, politique de prix et gouvernance à une véritable stratégie de santé publique, le risque persistera aux dépens de la santé de nos concitoyens.

Ce que nous avions dit, ce qui a été fait

Notre commission avait formulé quatre messages forts : (1) identifier les médicaments essentiels et sécuriser leur approvisionnement ; (2) réarmer la chaîne de production – en France ou, à défaut, en Europe – avec un accent sur la chimie des principes actifs ; (3) clarifier le pilotage public, trop éclaté entre agences et directions ; (4) mettre les impératifs sanitaires avant les considérations industrielles, économiques et budgétaires.

Sur le premier point, une avancée structurante a été accomplie : le Gouvernement a publié, le 13 juin 2023, une liste de 454 médicaments essentiels. Elle donnait un cap clair. Désormais il faut se doter de moyens opérationnels de suivi afin de l’articuler avec une mise à jour régulière des “médicaments stratégiques” sur les plans industriel et sanitaire, et donc à risque fort de pénurie.

Deuxième point : l’outillage de prévention et de gestion des tensions s’est étoffé avec la feuille de route 2024-2027 : obligations renforcées pour les médicaments d’intérêts thérapeutiques majeurs (MITM), anticipation saisonnière, et déploiement de l’information entre officines, industriels et autorités, élargissement des stocks et maintien de l’approvisionnement en cas de cessation de production. Ces mesures vont dans la bonne direction, à condition d’être mises en œuvre pleinement et dans la durée.

L’ANSM a recensé 3 825 signalements de ruptures ou risques de rupture en 2024, contre 4 925 en 2023. Cette inflexion est réelle, même si le vécu de terrain reste tendu dans plusieurs classes thérapeutiques. Nous devons la consolider, d’autant plus qu’en fonction du type de traitement et de la pathologie le risque peut être grave.

Enfin, nous manquons toujours d’un pilotage centralisé.

Les vulnérabilités persistent

Notre dépendance à l’Asie pour les principes actifs – en particulier ceux des antibiotiques – demeure un angle mort stratégique.

Sur le plan européen, des briques structurantes ont été posées en 2021 et 2022 : rôles renforcés de l’EMA (agence européenne du médicament) sur la prévention des pénuries et institution de l’HERA (capable d’effectuer des achats communs pour les pays européens mais dans un cadre très restreint). Ces outils tardent à produire des effets concrets.

Les chantiers prioritaires

Souveraineté industrielle : relocaliser la production en France ou en Europe, en suivant la chaîne de valeurs du médicament de la chimie à la boîte.

La liste des essentiels ne doit pas rester un catalogue : elle doit devenir un instrument de pilotage. L’Europe doit faire de sa législation sociale et environnementale un atout plutôt qu’un handicap, en l’intégrant mieux dans le droit de la commande publique pour reconnaître la valeur d’une production durable. La France doit être le moteur de cet objectif notamment par la fixation du prix du médicament.

Politique de prix : sortir ainsi d’une logique purement budgétaire.

Au cœur de l’actualité gouvernementale, la renégociation de l’accord-cadre avec l’industrie et les orientations adressées à la présidente du CEPS doivent ouvrir une nouvelle phase : le prix du médicament ne peut plus être conçu uniquement comme un levier de maîtrise des dépenses. Il doit être articulé avec nos objectifs de santé publique, de souveraineté sanitaire et de soutien à l’innovation. Il devient urgent de mieux valoriser les médicaments matures essentiels, en tenant compte de leur intérêt thérapeutique et de l’implantation des sites de production. L’inflation des coûts concentrée sur quelques innovations n’est soutenable ni pour l’Assurance maladie, ni pour les patients, déjà victimes des pénuries de médicaments matures.

Gouvernance : un pilotage unifié, la santé publique en objectif premier.

Notre pilotage reste éparpillé entre administrations centrales, comités, conseils, autorités et agences, sans centre de décision clairement identifié. La Cour des comptes l’a souligné pour le CEPS : orientations floues, moyens contraints, lisibilité insuffisante des arbitrages. Je réitère la proposition de création d’un Secrétariat général aux médicaments, placé sous l’autorité du Premier ministre, chargé de coordonner l’ensemble et impulser la stratégie. Cette “tête de pont” doit piloter la liste des essentiels, l’identification des stratégies, les investissements et l’usage des leviers économiques, tout en assurant le lien avec la dynamique européenne.

Un rendez-vous budgétaire à ne pas manquer

À l’heure où s’élabore le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, la question du prix du médicament est au cœur des attentes. La lettre adressée en juin 2025 à la présidente du CEPS – demandant d’examiner, dans le nouvel accord-cadre, une articulation entre soutenabilité, souveraineté et soutien à l’innovation – va dans le bon sens. Notre responsabilité collective est d’aligner, enfin, prix, industrie et santé publique, pour que les médicaments matures essentiels restent disponibles pour tous, sans sacrifice au “tout-innovant”, et que chacun accède au traitement dont il a besoin. Il est bien sûr fondamental de rester dans la quête de l’innovation. Elle est vitale pour la santé des Français, mais elle n’est pas tout.

En deux ans, nous avons progressé, mais le cœur du sujet reste devant nous : produire à nouveau chez nous ce qui est indispensable, payer justement ce qui garantit l’accès, décider efficacement au bon niveau et faire évoluer la législation européenne pour créer des synergies et non des concurrences.

Ces objectifs restent toujours prioritaires et stratégiques pour la santé de nos concitoyens. Mettre en place les bons mécanismes et outils pour demain et prévenir les pénuries, c’est préparer l’avenir. Car bon nombre de médicaments et traitements innovants d’aujourd’hui seront les médicaments et traitements matures du futur. C’est donc bien éviter les pénuries de demain que de mettre en place un process vertueux dès maintenant. 

Le gâchis des médicaments jetés à l’hôpital
Une enquête dirigée par le comité pour le développement durable en santé (C2DS) et le RésOMEDIT révèle l’ampleur du gâchis des médicaments jetés à l’hôpital. Les 210 établissements de santé participant à cette étude ont jeté sur 7 jours : 250 000 médicaments pour une valeur de plus de 700 000 euros
Les chiffres donnent le tournis. En une semaine, les 210 établissements de santé publics et privés volontaires pour l’étude ont jeté dans leurs poubelles plus de 250 000 « unités communes de dispensation » (la plus petite unité, comme un comprimé ou un flacon) soit plus de 5000 médicaments différents. 61 % sont des formes orales solides, 24 % des injectables et 15 % d’autres formes galéniques (formes liquides non-injectables, formes semi-solides/crèmes, poudres, inhalateurs…). Soit 2 tonnes d’UCD jetées pour une valeur de plus de 700 000 euros. Ce qui représente « une tendance d’environ 0,5 milliard d’euros » par an « si la même proportion était étendue aux 3000 établissements sanitaires français » estime le président du C2DS, Frédéric Boiron.
Les motifs principaux d’élimination des UCD sont multiples. En volume, les médicaments périmés représentent plus d’un tiers des médicaments éliminés. Environ 20 % des médicaments éliminés ne sont pas utilisés par les services de soins, ils sont consommables mais ne sont pas remis dans le stock de la pharmacie de l’établissement (non remise en stock PUI des retours de services). Environ 20 % des médicaments éliminés par l’hôpital sont issus du traitement personnel de ville apportés par les patients (MNU). Près de 10 % ne sont pas administrés (non administré) mais ne sont plus utilisables. Enfin, 16 % sont impropres à l’usage auquel ils sont destinés (altérés) ou sont incomplets.
A l’heure où l’on parle de pénurie de médicaments et de rupture de stocks, ne faut-il pas chercher à corriger cela ? Le C2Ds avance plusieurs pistes en vue d’optimiser encore les stocks et le circuit du médicament. Il est notamment suggéré de mettre en place un dispositif d’alerte sur les médicaments onéreux proches de la péremption (ex : antidotes, facteurs de coagulation) et les inscrire sur une plateforme numérique régionale à créer « pour permettre leur utilisation par un autre établissement… et retrouver l’esprit d’entraide du Covid ». Le C2DS plaide également pour « une amélioration des commandes au regard des hospitalisations programmées pour ne pas créer de surstock de médicaments qui finit par arriver à péremption ». Il faut aussi « initier des travaux sur le bon usage et la déprescription » insiste le comité. Du côté des industriels, une réflexion pourrait être aussi menée sur le conditionnement unitaire des médicaments ou sur l’allongement des durées de conservation, prioritairement des médicaments onéreux, afin de repousser les dates de péremption.
C’est à ce prix là qu’on arrivera à réduire le nombre de médicaments gaspillés et jetés. Sans compter que cela sera aussi bon pour la planète. « Dans la santé, c’est l’achat de médicaments qui entraîne le plus d’émissions de gaz à effet de serre : 30 % du total. Cela justifie de mesurer les pertes pour limiter l’impact environnemental et financier » explique encore Frédéric Boiron. « Avec toutes les précautions d’usage, si on extrapole aux 3 000 établissements sanitaires, l’empreinte carbone des médicaments jetés dans cette étude représente environ 1,2 % de celle des médicaments consommés par les Français (9,1 millions de tonnes eq CO2 selon le rapport du Shift Project et de l’Assurance Maladie de juin 2025). Si collectivement l’empreinte carbone des médicaments jetés est peu significative, réduire son empreinte individuellement pour chacun des établissements est significatif pour ces institutions » ajoute-t-il.

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