En effet, et cela peut sembler contre-intuitif, l’histoire d’un objet technique comme l’automobile est largement surdéterminée, plus que par son efficience, par la nature du récit que l’on greffe sur sa destinée. Tantôt réputée triomphante, tantôt proclamée en crise, indépendamment des seules raisons associées à son bon fonctionnement sur la route, elle voit sa postérité assurée ou menacée par des équilibres qui touchent aux représentations associées d’une part et aux questions d’usages réels d’autre part. A l’heure de l’injonction environnementale qui s’impose à tout l’écosystème des mobilités, redonner du sens à l’automobilisme, est l’enjeu et ce « sens » passe nécessairement par une remise à plat de la construction plus que séculaire de ce même automobilisme comme une équation politique, sociale, territoriale et culturelle que nos concitoyens doivent percevoir comme valorisante et non comme dégradée.
Sauver l’auto ? Réfléchir la sauvegarde d’une souveraineté et d’une identité économique européenne
Le récent salon de Shangaï a offert une vitrine impressionnante de la puissance chinoise en la matière avec 30 millions de véhicules produits et un âge moyen de l’acheteur de 35 ans pour des voitures neuves (contre 56 ans en France). Des responsables de premier plan, hommes politiques et dirigeants de multinationales directement liés aux marques françaises historiques - comme Renault ou Stellantis –, ont ces derniers mois pointé les « risques mortels » pour la préservation de base industrielles européennes concernant la filière encore structurante qu’est l’automobile. L’horizon du green deal, du FIT for 55 et de la date de 2035 signifiant la fin de l’autorisation de la vente de véhicules thermiques pour suivre le « Tempo Tesla » de l’électrification dont l’altération d’image devrait être cependant durable, doivent donc apparaître comme des sujets à rediscuter logiquement lors de la revoyure possible prévue en 2026, avec droit de suites et conséquences.
En plus de bien d’autres choses, Elon Musk, dont l’étoile pâlit à vue d’œil, aura eu ceci de fascinant qu’il a peut-être entraîné dans une fausse route fatale l’industrie automobile tout entière. Sa lecture prophétique et autoréalisatrice à très courte vue, ses obsessions disruptives et dérégulatrices jusqu’à « l’autonomie » de l’autopilot - que nous pointions à titre personnel dès 2015 aux origines de la bulle de valorisation boursière qui y était associée -, ne sont pas rien dans la large désorientation de ce que certains opposants polarisés tiennent pour une « technologie zombie » (José Halloy) à l’espérance de vie comptée. Du fait des trajectoires limites de l’extractivisme et de ses effets rebonds multiples qu’il était pratique de ne pas voir, la matérialité « pure » des innovations qu’une forme de darwinisme tendait parfois à simplement exposer avec « neutralité », vole en éclat. Toute la chaîne industrielle, des équipementiers, fournisseurs jusqu’aux constructeurs, se trouve rebattue et fragilisée à l’extrême sous nos latitudes. Qu’il s’agisse d’électronique de puissance, de batteries, de moteurs électriques, d’infrastructures de recharge. Et, à la fin, les souhaits et les capacités d’achat du client sont mobilisées. Sur ce point longtemps oublié, les évolutions culturelles quant au positionnement des produits ont mené à des discours et injonctions contradictoires qui ont conduit à abandonner les modèles d’entrée de gamme à la profitabilité jugée trop faible, délaissés pour les SUV. Tant pour les véhicules particuliers – avec le courant alternatif sur le leasing social ou les complexes échafaudages de bonus-malus -, que pour les flottes captives d’entreprises ou les véhicules de transports lourds le jeu de l’offre et de la demande a été troublé. C’est dans ce contexte que prennent leur valeur les essais portés par l’ADEME autour des véhicules électrifiés dits « intermédiaires ».
La géopolitique mondiale de l’industrie automobile a trop fait au cours de ces deux dernières décennies la part belle aux « prédateurs » pour reprendre le terme de Giuliano da Empoli largement exportable dans ce champ. Le jeu d’échecs des marques possède une indéniable acuité dans les questionnements brûlants adressés au néolibéralisme mercantiliste de l’Europe, de sa Commission et de certains de ses acteurs.
Cette « révolution culturelle » normative est en passe d’être rediscutée, parfois en ordre dispersé, par les gouvernements européens soucieux des territoires et marchés perdus en la matière. Cela est désormais inscrit à l’agenda des dirigeants politiques nationaux et de la Commission car l’inachèvement de l’harmonisation des normes au niveau mondial est un élément aggravant du processus de perte d’avantages comparatifs et compétitifs notamment face au risque d’« invasion » d’automobiles chinoises, tant en Europe qu’aux Etats-Unis d’ailleurs.
Le fonctionnement bureaucratique des différentes Directions Générales de l’administration européenne (concurrence et industrie) témoigne de divergences de vue préjudiciable à un ensemble d’industriels organisés dans des lobbys très divisés nationalement et finalement faibles comme en a témoigné le trauma qui a suivi le Dieselgate. Bref, il y a une conflictualité réelle qui débouche sur le risque socialement inacceptable et toujours craint de la « désindustrialisation », qui est une réalité parfois atteinte sans retour en arrière possible.
Ceci à la fin interroge dans un contexte de « populismes » ambiants et de hausse préoccupante du sentiment anti-européen la légitimité démocratique de l’Union, de ses fonctionnaires, des Etats, de leurs hommes et femmes politiques et des firmes multinationales automobiles en l’occurrence qui sont réputés agir pour le bien des citoyens européens.
Ambition France Transports 2025 : pour un automobilisme soutenable adossé à une république routière
Le « quoiqu’il en coûte » automobile a un prix considérable pour les contribuables mais il a également une valeur qu’une vue d’ensemble sur l’écosystème routier vient rappeler. L’occultation des difficultés liées au pari de l’électrique n’est plus tenable et le raccord avec la programmation pluriannuelle de l’énergie portée par la Stratégie nationale bas carbone formulée initialement en 2015 - devenue caduque depuis l’épidémie de COVID ou la guerre en Ukraine étant depuis advenues -, ouvre des marges d’incertitudes à réduire. De 2019 à 2025, en un cycle historique court accéléré encore par les effets de réel de l’accumulation des crises, la remise à plat de la Loi d’Orientation des Mobilités par la conférence ouverte en mai dernier de financements des transports, autrement baptisée « Ambition France Transports », conduit à des ajustements notables.
Il en ressort comme postulat de départ que la prise en compte de la route, qui ne peut plus être ni congédiée, ni évitée, ni reléguée hors de la géométrie « raisonnable » du débat public républicain, est une nécessité vitale. La démarche à engager pour un automobilisme et une route soutenables, au-delà d’un « verdissement » plus moins réel, suppose de surmonter le « tabou routier » qui empêchait une appréhension réaliste du sujet. Porté au plus haut de l’Etat avec l’appui de cahiers d’acteurs de terrain, le défi est immense car l’équilibre du système intermodal poursuivi réside dans le fait de trouver 3,5 milliards par an avec des perspectives d’exploitation tendues, sur les transports publics notamment de type Grand Paris Express ou SERM.
Une prise de conscience récente a donc eu lieu : les vulnérabilités fonctionnelles, les continuités des activités et les possibles résiliences de tout l’équilibre social sont désormais renseignées et modélisées. Le sommeil dogmatique face à la valeur du patrimoine des infrastructures existantes et à leur « dette grise » enfin dévoilée, a révélé la part de wishfull thinking et d’approximations administratives devenue socialement impossible à assumer. L’abandon des ZFE-m en est un exemple criant. Portée aussi avouons-le par une recherche académique qui se payait de mots, une certaine ivresse technocratique a atterri et forcément la route sert de piste providentielle.
Pour ce qui est de l’automobile et de son versant industriel, l’enjeu contemporain associé au nouveau régime de la mobilité routière brille donc par sa simplicité : refaire de la voiture électrique un standard de puissance et non de soumission et de perte de souveraineté à la fois pour la France et pour l’Europe.
Ne désespérer ni Billancourt, ni Guyancourt, ni… Douai désormais !
On a pu faire dire tout au long du XXème siècle plusieurs choses à la formule qui a eu sa différentes fortunes historiques : « il ne faut pas désespérer Billancourt ». Renault, entreprise symbolique, française d’abord puis devenue nationalisée et étatique, était évidemment l’emblème d’un espoir social et industriel à entretenir et sauvegarder. Apparue depuis les premières lignes de montage au cours des années 1910, puis ayant poursuivi les évolutions du travail jusqu’à la désindustrialisation, divers aggiornamento sont venus en accompagner le sens de ce mot politique, détourné et repris même par un Jean-Paul Sartre. Au début des années 2000 alors que Renault reprivatisée est devenue l’Alliance avec Nissan, une décennie après la fermeture du site de Billancourt et de l’Ile Seguin (en 1992 précisément), la formule s’est transformée en « il ne faut pas désespérer Guyancourt », du nom de la localisation, dans les Yvelines, du Technocentre de la firme mondialisée. Les crises automobiles, cycliques, ont renouvelé la formule et plus que les chaînes de montage et les emplois d’OS (ouvriers spécialisés) il s’est agi de ne pas désespérer les lieux les plus qualifiés en recherche et développement qui sous-tendaient la puissance productive d’une industrie hélas largement délocalisée entretemps. Désormais, aux lendemains de l’inauguration par le Président de la République en personne début juin 2025 de la gigafactory de batteries de Douai (certes « française » mais sous licence du groupe sino-japonais AESC), la formule prend un sens neuf.
« Un pays où l’on ne fait point de voitures peut avoir diverses prospérités et supériorités. Mais il n’appartient certainement pas, au moins dans l’ordre ’temporel’, à la toute première catégorie ». Ainsi écrivait Jules Romains à une époque où donc l’auto n’était tenue dans nos contrées ni pour triviale, par un académicien français (L’Automobile de France, 1951), ni considérée comme une vieille industrie déclinante dont on pourrait se passer. Pour résumer : par-delà le bien et le mal et surtout tout vœu pieu, il conviendrait que cessent l’illisibilité, l’instabilité et le déclin du marché automobile. Une inexcusable naïveté maintenant reconnue semble avoir présidé au rêve vertueux européen dans un monde qui ne partageait pas partout sincèrement les mêmes aspirations enthousiastes et « progressistes ». D’urgence maintenant le regard doit aussi être porté « au raz des usines », sur la question sociale et productive qui se situe derrière certes, mais bien à la une. ■
* Derniers ouvrages parus : En tous sens ! Une histoire des équipements de la route. Circuler, sécuriser, partager, Loubatières, 2022 et trilogie La littérature&l’automobile. Une anthologie de Proust à Houellebecq, Tome 1 La fée automobile et 2 La Garçonne et L’Homme à l’Hispano avec Hervé Poulain, Loubatières, 2024 et 2025. Il a été commissaire invité des expositions culturelles et historiques « Moteur ! L’automobile fait son cinéma » et « Routes mythiques » au Mondial de l’auto en 2016 et 2018. Il a participé au comité scientifique et au catalogue de l’exposition « Permis de conduire ? » présentée au CNAM d’octobre 2022 à mai 2023. En 2015, avec Stéphane Levesque, il a codirigé le colloque (Descartes&Cie, 2016) : Choc de mobilités. Histoire croisée au présent des routes intelligentes et des véhicules communicants. Il préside depuis 2019 le comité scientifique de pilotage de la Cité des Mobilités et de l’automobilisme.