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Le Traité transatlantique, un cheval de Troie américain

Par Bernard Carayon, Ancien député (UMP) du Tarn, Maire de Lavaur, Avocat et Maître de Conférences à Sciences Po Paris, Président de la Fondation Prometheus

Le 22 novembre 1990 déjà, la déclaration transatlantique entre l’Union européenne et les Etats-Unis formulait les prémisses du Traité transatlantique (TTIP ou TAFTA) : ouverture des économies nationales, système de commerce multilatéral, opposition aux politiques protectionnistes. Depuis, sur l’impulsion des Etats-Unis, tout nous rapproche de cet accord : NAFTA (1993), Dialogue économique transatlantique (1995), signature d’un premier partenariat transatlantique (1998), Conseil économique transatlantique (2007), jusqu’à l’adoption par le Parlement européen d’une résolution de principe pour soutenir le TAFTA (8 juillet 2015). Pourtant, la contestation populaire ne cesse visiblement de gronder. L’initiative citoyenne européenne auto-organisée – nommée ainsi après que la Commission européenne eut « démocratiquement » balayé d’un revers de la main le million de signatures légalement déposées – recueille à ce jour près de 2 600 000 signatures rejetant le Traité, un nombre jamais atteint depuis l’introduction de cette possibilité par le traité de Lisbonne en 2012. Le 11 août, Wikileaks, soutenu notamment par Yanis Varoufakis et Daniel Ellsberg (à l’origine des Pentagon Papers), promettait 100 000 euros à quiconque ferait parvenir à l’organisation le texte, toujours secret, du TAFTA, et 100 000 dollars pour celui du Traité transpacifique (TPP). Pour Julian Assange, « le secret du TTIP menace le futur de la démocratie européenne. […] Le TTIP influe sur les vies de tous les Européens et entraîne l’Europe dans un conflit de long terme avec l’Asie. Il est temps de mettre fin au secret. » D’autres initiatives, locales et isolées, se sont manifestées : des communes se déclarent hors TAFTA, et un journal breton invite à déclarer la région « zone hors TAFTA ». Il faut dire qu’en dépit de la « communication » atlantiste, trop de zones d’ombre persistent, et les éléments connus invitent à un rejet sans concession pour tout défenseur des intérêts de la France et de notre continent.

Les Etats-Unis et l’Union européenne échangent quotidiennement pour 2,7 milliards de biens et de services, pour un marché représentant 800 millions de consommateurs, 40% des échanges mondiaux et 50% du PIB mondial. L’ampleur de ces chiffres a conduit Obama à déclarer que le TAFTA devait être l’équivalent de l’OTAN – un OTAN économique. Associé au TPP, il donnerait les clefs à la puissance américaine pour construire un rapport de force asymétrique afin de pallier son déclin face à une Chine en passe de devenir la première puissance mondiale. L’étape suivante sera ensuite, avec le TAFTA, « d’élaborer des normes qui ont vocation à devenir mondiales », selon l’ancien Commissaire européen au commerce Karel de Gucht. En somme, les Américains comptent réussir à maintenir leur hégémonie mondiale par leurs multinationales et leur système normatif. L’Europe en général, et la France en particulier, seront cantonnés au rang de simples supplétifs des Etats-Unis.

Les accords du TAFTA se déroulent (curieusement ?) à huis clos. Les entreprises sont présentes et associées au procédé, via différents groupes ou lobbies, à l’instar du Transatlantic Business Council (TBC) ou du Transatlantic Policy Network (TPN). Les politiques, seuls dépositaires de l’autorité et de la puissance publiques, en sont absents. L’opinion publique et les acteurs de la société civile, si souvent sous les feux de la rampe et gages de transparence démocratique, sont également exclus. L’objectif est donc clair : la gouvernance doit être liée aux besoins du marché. Pour mémoire, le « philanthrope » David Rockefeller affirmait en 1999 que « quelque chose doit remplacer les gouvernements, le pouvoir privé me semble l’entité adéquate ».

Plus encore, le cœur du TAFTA, c’est la fin des souverainetés. Elle passe par deux exigences majeures : l’élimination des barrières non tarifaires et l’harmonisation des normes, et l’arbitrage des différends devant des tribunaux privés. La première exigence supprimera les droits de douane, conséquents dans les domaines textile et agricole européens, fragilisant encore un peu plus nos agriculteurs. Ces droits de douane s’élèvent à 5,2% dans l’Union européenne, contre 3,5% aux Etats-Unis. C’est encore pire pour les matériels de transport, avec respectivement 7,8% contre 0%. Les barrières non tarifaires, dans le cadre du TAFTA, sont les normes qui entraveraient les libertés commerciales : protection sociale, salariale, environnementale, normes sanitaires, financières, économiques, politiques. Pour nous rassurer, que nous promet-on ? Un gain de 86 et 119 milliards d’euros par an à l’économie européenne, et entre 65 et 90 milliards d’euros aux Etats-Unis, une augmentation moyenne des revenus de 545 euros par ménage européen en quinze ans, une ridicule augmentation du PIB entre 0,27 et 0,48%, et de 3 centimes par jour et par personne à partir de 2029. Encore une évaluation bidon, comme celle présentée lors de l’Accord de Marrakech de 1994. Dans les faits, la convergence / harmonisation en question règlemente tous les secteurs et vise l’alignement généralisé sur le plus haut niveau de libéralisation dans l’accès au marché. Or, dans presque tous les domaines, les règlements américains sont moins contraignants que les nôtres. Nous devrons donc nous aligner : abaissement des normes sanitaires européennes, qui seront devenues des barrières commerciales illégales et illégitimes, disparition à terme des appellations d’origine contrôlée, ouverture des marchés publics à tous les niveaux (sauf ceux des Etats-Unis ?), et probable indexation des divers régimes d’aides étatiques européennes sur le modèle américain.

La seconde exigence invraisemblable, validée par le Parlement européen le 28 mai 2015, est la disposition ISDS (Investor State Dispute Settlement) : l’arbitrage des différends devant des tribunaux privés. Les investisseurs privés pourront poursuivre devant un tribunal les Etats ou collectivités qui feraient évoluer leur législation dans un sens jugé nuisible à leurs intérêts ou qui restreindrait leurs bénéfices. Les investisseurs privés auront ainsi un statut juridique égal à celui des Etats, au détriment de ces derniers : actuellement, près de 600 plaintes de ce type ont été déposées au niveau mondial, en invoquant l’entrave à la concurrence, et bien d’autres. Les jugements des procès, évidemment tenus à huis clos, seront rendus par trois avocats liés à des cabinets privés. Les dommages et intérêts demandés peuvent être illimités, donc dissuasifs pour les Etats. Vatten Fall par exemple, s’estime lésé par l’Allemagne qui souhaite sortir du nucléaire d’ici 2022. L’entreprise a donc porté l’affaire devant le Centre International de Résolution des Disputes d’Investissements (ICSID), situé près de la Maison-Blanche à Washington. Il s’agit de l’un des tribunaux d’arbitrage les plus puissants et les plus influents au monde, où se règlent de plus en plus de conflits entre les Etats et les multinationales.

Si le TAFTA est signé, il sera presque impossible d’en sortir. Un amendement devra être accepté entre toutes les parties, si des dispositions le prévoient, où il faudra démontrer que les dirigeants signataires du traité ont été corrompus, ou qu’ils l’ont signé sous l’effet de la contrainte…

Enfin, n’oublions pas le TISA, une résolution révélée par Wikileaks et qui prévoit l’ouverture totale et irréversible de nombreux services (notamment publics, comme l’eau, l’éducation, la santé, les transports) à la concurrence internationale, ainsi que la déréglementation des industries financières et la libre-circulation des données personnelles, sans aucune restriction.

Les représentants du peuple doivent donc sortir de leur torpeur et refuser le TAFTA. A défaut d’invoquer le général de Gaulle, toujours exhumé à point – électoral – nommé, rappelons-leur les mots de François Mitterrand, peu avant sa mort : « La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique. Oui, une guerre permanente, une guerre vitale, une guerre économique, une guerre sans mort apparemment. Oui, ils sont très durs les Américains, ils sont voraces, ils veulent un pouvoir sans partage sur le monde. C’est une guerre inconnue, une guerre permanente, sans mort apparemment et pourtant une guerre à mort. » *

* Benamou (G.-M.), Le dernier Mitterrand, Plon, 1997, 242 p.