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Entre affairisation et écologisation : la déchirure agraire

Par Benoît Grimonprez, Professeur de droit à l’Université de Poitiers et chercheur en droit rural et de l’environnement

Dans la période de troubles agricoles que l’Europe vient de connaître, on interroge souvent le mariage – réel ou blanc - de l’agriculture avec l’environnement. Le problème est mal posé. Parce que « Nourrir sans dévaster », pour reprendre un récent ouvrage (E. Orsenna et J. De Normandie, Flammarion, 2024), est à l’évidence possible et d’ailleurs mis en œuvre par de nombreux paysans. L’éloignement, au sein du couple, vient davantage d’aspirations contraires généralement préludes au divorce : ici, d’un côté l’« affairisation » croissante du monde agricole ; et de l’autre, la volonté sociale d’une normalisation écologique des façons de produire.

Le monde de la culture des affaires agricoles

J’ai choisi le terme d’« affairisation » et non de financiarisation, lequel pointe plutôt l’arrivée jugée néfaste de capitaux extérieurs dans l’économie agricole. « Affairisation » est plus neutre. Elle décrit, plus généralement, la pénétration et la diffusion des modèles d’affaires, de l’esprit lucratif, y compris au sein du modèle familial traditionnel. Un signe qui ne trompe pas est que le conseil juridique agricole est essentiellement tourné vers le développement économique de l’entreprise.

Comme première manifestation du phénomène, je parlerai de l’omniprésence de la logique de marché. Le fait est que les producteurs ne conçoivent désormais leurs pratiques, leurs assolements, leurs méthodes qu’en regard de possibles débouchés commerciaux. Loin devant la préoccupation écologique ou même celle de nourrir une population, le marché est l’alpha et l’oméga de la stratégie. Dans ce système, les acheteurs de l’aval sont les grands ordonnateurs de l’univers agricole. Avec la multinationalisation des grands groupes coopératifs, les marchés conquis peuvent aussi être fort lointains. Pour alimenter le Maghreb, la péninsule arabique ou l’Afrique de l’est, on cultive, avec tous les moyens du bord, du blé tenu de respecter un cahier des charges précis (taux d’humidité, dureté, taux de protéines…). Qui plus est, en l’absence de dispositif de collecte et de marché spécifique, la diversification des productions végétales, clé d’une agriculture plus écologique, demeure marginale.

L’« affairisation » est, en second lieu, un phénomène qui modifie la gestion du patrimoine agricole. Une proportion toujours plus considérable d’agriculteurs, à la tête des moyennes et grandes structures, use – et parfois abuse – des instruments sociétaires : détention de plusieurs sociétés, montages de holdings... Rien de mal en soi, mais une sophistication des relations, l’importance grandissante des jeux d’écriture comptables, que nourrit la recherche de la réduction fiscale perdue… A la différence de l’approche gestionnaire traditionnelle, la logique affairiste promeut l’enrichissement, la fructification perpétuelle du patrimoine professionnel : augmenter passe bien avant préserver ou sauvegarder. De là aussi une propension à investir, quitte à s’endetter, dans l’objectif toujours du retour gagnant (sur investissement). Contraintes lourdes, mais dont aucun agriculteur ne se plaindra jamais.

Homo agricola s’en est allé. Lui succède un homo economicus qui accorde la primauté à la rentabilité de l’activité (bien au-delà de sa viabilité), privilégie le court terme, et sacralise la performance uniquement financière. Philosophiquement, ce mode de pensée et d’agir marque le triomphe de l’abstrait – le chiffre - sur le monde du concret (la biodiversité, le sol, l’eau…), ramené à un simple moyen de produire un résultat économique.

L’injonction à l’écologisation

En contrepoint de cette tendance monte, depuis la fin du XXème siècle, la logique d’écologisation de l’agriculture. En total décalage avec la première, elle est aussi d’une constitution bien plus malingre. La transition agro-écologique relève en effet surtout du discours performatif. Celui-ci orne la parole politique, fleurit les orientations de l’action publique, et se déclame en magnifiques principes qui innervent lois et règlements, donnant l’illusion d’un verdissement général de nos normes agricoles.

Déjà l’écologisation, dans sa mise en oeuvre, demeure au stade larvaire. A rebours du caractère emphatique de certains textes, il n’est jamais question d’imposer aux entreprises agricoles une quelconque performance environnementale. Les quelques contraintes, notamment de la politique agricole commune pour les prétendants aux aides, se contentent d’exiger des mesures minimales (remplies par presque toutes les structures) qui ne sont qu’un rappel technocratique mais nécessaire au bon sens paysan : taux d’infrastructures agro-écologiques (haies, bosquets, jachères…), ratio de prairies sur un territoire, couverture hivernale des sols…

C’est ensuite une écologisation centrée sur le risque agricole qui est véhiculée par les normes. Que ce soit par des mesures de police (phytosanitaires, engrais), ou des mesures de zonages (réserves naturelles, sites classés, zones non-traitées…), on cherche à limiter et encadrer les impacts inacceptables que l’agriculture peut provoquer sur son écosystème. L’approche n’est donc pas positive : la contribution de l’agriculture à la préservation de la nature ; mais uniquement négative : ne pas polluer. Rien d’étonnant alors, en dépit de leur caractère modeste, que ces règles soient mal vécues par les acteurs. Parce qu’exogènes et non intégrées au schéma productif, elles sont jugées insupportables et responsables du manque qu’il y a toujours à gagner.

Convergence des luttes économiques et écologiques ?

On me rétorquera que logique des affaires et « éco-logique » peuvent se rejoindre. La plasticité du marché en fait aussi un levier de la transition environnementale. Son outil fétiche, en matière agro-alimentaire, est le label ou la certification pour ajouter de la valeur aux productions plus respectueuses du vivant. Mais un autre paiement, cette fois-ci à la source, est de plus en plus réclamé par les agriculteurs de tous bords : les fameux paiements pour services environnementaux, censés compenser ou même mieux rémunérer les efforts accomplis en faveur de la préservation de la biodiversité.

N’empêche, une part d’antinomie persistera toujours entre les deux tendances. Ne serait-ce que parce que sous le prisme affairiste, la valeur n’est qu’économique. Tout ce qui ne paye pas (de mine) en est dépourvu : d’où par exemple la polémique actuelle sur les éléments non-productifs (jachères) qui prennent sur la surface agricole. Or, on ne saurait systématiquement et durablement rétribuer l’ensemble des bonnes pratiques. Le marché, pour consentir à payer plus, doit identifier, mesurer, certifier une plus-value écologique. Et il faut qu’au bout de la chaîne le consommateur veuille bien débourser pour acheter le service. Quant à la subvention publique, elle ne peut que retomber dans les affres techniques et réglementaires que dénonce aujourd’hui le corps agricole. Dernière aporie, dans une logique de marchés complètement ouverts, l’écologisation sera toujours un handicap, une épine dans le pied de ceux qui courent après le profit. Plus complexe et coûteuse, elle surenchérit le prix des produits, donc nuit à la compétitivité des entreprises.

Comment alors venir à bout de ces contradictions ? On ne le peut pas. Il faut dire et assumer que l’écologisation, par principe, impactera à court terme le revenu agricole. Scandaleux ? Non, si à partir de ce constat lucide, on a le courage politique de décider de faire peser l’effort transitionnel en priorité sur les structures qui en ont les moyens : les fameux premiers de cordée pour lesquels la viabilité n’est pas un sujet. Ces exploitations au fort potentiel de rentabilité sont souvent celles qui ont exagérément simplifié les pratiques et les agrosystèmes, et donc à qui des efforts supplémentaires pourraient être demandés (taux supérieurs d’infrastructures agroécologiques, baisse substantielle des pesticides et des engrais, pourcentage de cultures certifiées et de commercialisation locale…). Cette révolution agroécologique par le haut aurait l’avantage d’être économiquement soutenable et d’être socialement juste. Elle ne jetterait pas l’opprobre sur les grandes structures et ménagerait les exploitations les plus modestes et fragiles afin qu’elles ne disparaissent pas du paysage rural. 

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