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Les secrétaires d’Etat parlementaires à l’allemande, une option pour la France ?

Par Alexis Fourmont, maître de conférences en droit public de l’Université Paris 1*

Négligée par la doctrine et les acteurs politiques, la coordination des organes constitutionnels est fondamentale en régime parlementaire, où le Gouvernement est politiquement responsable devant le Parlement. Tel est le cas lorsque le fait majoritaire est de mise, parce qu’il importe que le Gouvernement guide la majorité, tout en demeurant à son écoute, mais aussi qu’il organise le débat ou la confrontation avec l’opposition parlementaire. Ce besoin de concordance se fait a fortiori ressentir, lorsque la majorité n’est que relative, le Gouvernement devant s’ouvrir par nécessité arithmétique à ses adversaires.

Historiquement, le ministère des relations avec le Parlement a été instauré à cette fin. Toutefois, la réalité de la mission du ministre des relations avec le Parlement se cantonne pour l’essentiel à gérer au mieux l’agenda des assemblées, parce que l’établissement de l’ordre du jour s’est complexifié depuis 1995 et 2008. Il lui revient aussi de s’assurer que la majorité demeure majoritaire dans l’hémicycle, en vue d’éviter les mises en minorité. À l’heure actuelle, ce système accentue la verticalité et l’unilatéralité propres à l’exécutif sous la Vème République et confine à une forme d’autisme technocratique. Le Parlement s’en trouve marginalisé. Il convient donc de recoudre le tissu pour partie déchiré entre l’exécutif et le Parlement, en suscitant des échanges durablement bilatéraux et substantiels entre les organes constitutionnels, l’émergence de ministres et ministrables imprégnés d’une forte culture de la délibération, ainsi que par l’instillation d’un mouvement nouveau à ce « parlementarisme empêché ». Les circonstances nées des élections de 2022, soit la situation de majorité relative du camp présidentiel à l’Assemblée nationale et plus largement de présidentialisme minoritaire, pourraient s’y prêter.

Si les modalités de cette coopération entre les organes exécutifs et parlementaires sont « centralisées » en France, elles se révèlent « décentralisées », équilibrées et plus ouvertes en Allemagne, où il n’existe pas un tel ministre des relations avec le Parlement : certains députés sont chargés d’entretenir eux-mêmes cette coordination. Une fois nommés auprès d’un ministre, tout en conservant leur mandat au sein de leur assemblée d’origine, ils deviennent des secrétaires d’Etat parlementaires (sans devenir ministres, sauf en Bavière et parfois au Bade-Wurtemberg). Ils sont actuellement 27 au sein du cabinet Scholz. Cette coopération entre le Parlement et le Gouvernement n’est certes pas unifiée, mais elle se révèle efficace et homogène.

La densité de l’encadrement juridique est faible. Il appartient au ministre de rattachement de déterminer les missions et moyens de son Staatssekretär en fonction de ses besoins politiques. En pratique, les secrétaires d’Etat parlementaires appuient leur ministre dans la direction politique de la majorité, en assurant un lien permanent avec les partis et les diverses instances parlementaires, comme les commissions, les groupes politiques, les groupes de travail du Bundestag, ainsi qu’avec le Bundesrat et ses propres commissions. De la sorte, ils délivrent de précieuses informations aux membres des chambres, mais aussi à leur ministre et au Gouvernement. Le lien entre assemblées et exécutif en ressort consolidé et même vivifié au regard de l’unilatéralité existant en France. Les interactions sont bilatérales et permanentes. Cela se vérifie en matière législative ainsi que dans le domaine du contrôle, à tel point qu’ils concourent à la « cogérance » parlementaire de la politique conduite par le Gouvernement et, par suite, à la « fusion » des pouvoirs jadis théorisée par Walter Bagehot, c’est-à-dire une unité d’action résultant de la solidarité politique de l’exécutif et de sa majorité. Plus largement, ils œuvrent à la consolidation du système de gouvernement dans lequel ils s’insèrent grâce à leur « potentiel intégratif » des forces centrifuges.

Outre-Rhin, les secrétaires d’Etat parlementaires se révèlent extrêmement utiles aux Parlements dont ils sont membres. Ils interviennent dans la fonction législative, et cela à partir de l’élaboration administrative des projets de loi au sein des ministères jusqu’à leur discussion au Parlement et, parfois, ils les signent lors de leur publication officielle. Il leur arrive aussi de contribuer aux propositions de loi. Ce faisant, ils sont un relais des aspirations parlementaires au sein des ministères et réciproquement. Ils « traduisent » les considérations des diverses parties prenantes dans leur langue respective (soit politique soit administrative) et constituent un vecteur d’informations capital à la fois et pour les parlementaires (en particulier de la majorité, mais également de l’opposition) et pour l’exécutif. Ce rôle essentiel d’interface entre des sphères distinctes témoigne des recoupements entre législation et contrôle, marqués par une unité fondamentale.

Leur participation est capitale s’agissant du contrôle parlementaire. Le suivi ne se limite pas à l’examen des actes déjà accomplis par l’exécutif et son administration. Les parlementaires de la majorité exercent en amont un « contrôle d’accompagnement » (begleitende Kontrolle) ou « de direction » (Richtungskontrolle) des décisions ministérielles et administratives. Par l’entremise des Staatssekretäre, ils œuvrent à la régulation et, le cas échéant, à la correction de l’action menée. Malaisément quantifiable, ce suivi se révèle fort utile et sa portée est sans doute plus grande outre-Rhin qu’en France, où l’exécutif maîtrise presque totalement la procédure législative et impose traditionnellement ses vues par voie d’autorité à ses soutiens du Palais Bourbon, empreints d’une forme de servitude volontaire, résultant de l’intériorisation de la marginalisation du Parlement et de la discipline de groupe s’appliquant même aux questions de société et d’éthique.

Par le biais d’une telle institution, qu’il est possible d’introduire sans révision constitutionnelle, les représentants siégeant au sein du Parlement recouvriraient une certaine marge de manœuvre : la majorité serait moins condamnée à l’acclamation de mesures décidées hors de son sein et les oppositions seraient incitées à s’extirper de la facilité de la dénonciation. Ce faisant, ils relaieraient plus efficacement les aspirations citoyennes dans la formation de la volonté générale et les échanges avec les organes exécutifs seraient plus réciproques et nourris avec à terme une baisse du nombre d’amendements et une fluidification de la délibération. Ainsi pourrait-on rompre avec ce qu’Armel Le Divellec appelle le « parlementarisme négatif » et peut-être s’aventurer sur les sentiers du « parlementarisme positif », où le Parlement conserve sa centralité parmi les institutions. Une telle évolution paraît d’autant plus nécessaire que l’image donnée par le Parlement français depuis 2022 est très dégradée. Alors qu’une tendance à la « dérationalisation » parlementaire frappe la Vème République depuis 2017, l’expérimentation de ce système ouvrirait sans doute la porte à une revitalisation de la démocratie parlementaire en France.

À cet égard, il serait sans doute pertinent d’accompagner une telle réforme de la remise en cause de l’incompatibilité entre les fonctions ministérielles et le mandat parlementaire, prévue à l’article 23 de la Constitution. Cette règle a été (ré)instaurée en 1958 afin de remédier à l’instabilité gouvernementale des IIIème et IVème Républiques, en rompant le lien (pourtant naturel) entre les assemblées et le Gouvernement. Dans la foulée de la révision constitutionnelle de 2008, cette incompatibilité est devenue seulement temporaire, puisque les anciens ministres retrouvent automatiquement leur siège au Parlement un mois après avoir quitté le Gouvernement. Toutefois, même ainsi révisée, cette incompatibilité demeure discutable, puisqu’elle conduit à la nomination de ministres hors sol, « issus de la société civile » ou « techniciens », ne possédant pas nécessairement une expérience politique, un savoir-faire de négociation, ou encore une habileté parlementaire. Un regain de « parlementarisation » de la Vème République pourrait ainsi être espéré. 


*Alexis Fourmont est lauréat du Prix de thèse 2016 de l’Assemblée nationale et est l’auteur de l’ouvrage : Les secrétaires d’Etat parlementaires à l’allemande : un exemple à suivre ? récemment paru aux Presses Universitaires de Franche-Comté.