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La révolution du droit social est une urgence

Par Jacques Barthélémy, Avocat conseil en droit social, et Ancien Professeur associé à la Faculté de droit de Montpellier et Gilbert Cette, Professeur associé à l’Université d’Aix-Marseille (AMSE)*

La fonction protectrice du code du travail est souvent opposée à l’efficacité économique. Une telle opposition est pourtant contestable. Dans la situation actuelle, l’extrême complexité du code du travail bride la fluidité du marché du travail et plus largement le dynamisme de l’économie. Cela réduit la possibilité pour les partenaires sociaux d’élaborer des compromis adaptés aux besoins et aux attentes, via des accords collectifs aux niveaux des branches et des entreprises. Il en résulte un taux de chômage plus élevé, une productivité et donc un pouvoir d’achat salarial plus faible et une dualité du marché du travail qui pénalise les entrants, en particulier les jeunes qui ont de très fortes difficultés d’insertion sur le marché du travail. Il existe aujourd’hui une abondante littérature caractérisant ces préjudices, qui témoignent à la fois d’une faible efficacité économique et d’une faible efficacité protectrice.

La rigidité du code du travail n’est d’ailleurs en rien ressentie par les travailleurs comme garante d’une meilleure protection. Clark et Postel-Vinay (2009) (1) montrent que la sensation de sécurité dans l’emploi des salariés est inversement proportionnelle à son niveau de protection apparent. Cela se comprend aisément en ce qui concerne les salariés en contrat temporaire, la protection des insiders leur interdisant d’entrer pleinement dans l’emploi. Pour les salariés en contrat permanent, cela est lié à la crainte de rencontrer de fortes difficultés de retour à l’emploi en cas de perte d’emploi. Ainsi, paradoxalement, le sentiment de sécurité de l’emploi croît avec l’ampleur de la réglementation protégeant l’emploi et peut être amélioré par une plus grande flexibilité du marché du travail.

Mais il est possible de repenser le code du travail, l’alléger, le rendre plus lisible, plus adaptable aux réalités concrètes et plus efficace à la fois économiquement et dans sa fonction protectrice. Une action en ce sens est une « urgence absolue » pour lutter contre le chômage. C’est d’ailleurs ce que viennent de souligner après d’autres Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen dans leur récent ouvrage « le Travail et la Loi » (2). Ces auteurs proposent de substituer au code du travail cinquante articles, correspondants à des principes fondateurs, des droits fondamentaux du travail, socle que des dispositifs plus techniques, législatifs et/ou conventionnels, pourraient décliner.

Plutôt que cette voie, nous préférons explorer l’idée de l’extension du champ du droit conventionnel, par la voie d’accords collectifs résultant de la négociation collective entre partenaires sociaux. Elle est susceptible d’apporter une contribution décisive au renforcement tant de l’efficacité économique que de la fonction protectrice du code du travail, en permettant d’adapter les normes à chaque contexte et de s’adapter au mieux aux attentes des salariés et aux besoins des entreprises. La signature de l’accord par les partenaires sociaux serait garante du fait que l’entreprise et les salariés trouveraient conjointement avantage à ce compromis.

Le développement du droit conventionnel ne peut être spontané : les espaces dans lesquels les normes conventionnelles peuvent proliférer sont actuellement très limités. Réduire le droit réglementaire pour élargir l’espace décisionnel de la négociation collective correspondrait à un affaiblissement inacceptable des protections des travailleurs. Une démarche réaliste qui à aucun moment n’affaiblit ces protections consiste à ouvrir l’espace dérogatoire dans lequel les partenaires sociaux peuvent élaborer des normes conventionnelles se substituant à celles du code du travail lesquelles continuant de s’appliquer en l’absence d’accord. Le principe de faveur serait dès lors appréhendé de façon globale et non plus avantage par avantage.

Cette logique est celle que nous préconisons. Une question importante se pose alors, celle de l’articulation entre les différents niveaux de normes : lois, accords collectifs et contrat de travail, dans le respect des droits fondamentaux et du droit supranational (dont le droit communautaire).

Cette logique est retenue dans quelques domaines par les partenaires sociaux dans l’Accord National Interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013 transposé dans le code du travail par la loi du 14 juin 2013. Dans cet ANI, les partenaires sociaux ont voulu s’inspirer de certaines formes de flexibilité existant en Allemagne en créant les Accords de Maintien de l’Emploi (AME) permettant dans certaine condition à des accords collectifs de modifier la durée du travail et les salaires. Pour autant, cette possibilité n’a été que faiblement mobilisée, seuls environ 10 accords ayant été conclus. Pourquoi ? Parce que les conditions qui encadrent la concrétisation d’un AME sont très restrictives sur plusieurs aspects. Conscient que ces limites bridaient trop l’initiative des partenaires sociaux, le Gouvernement a enrichi la loi Macron, lors de son passage en seconde lecture à l’Assemblée nationale, de diverses dispositions qui assouplissent le recours aux AME. Par exemple, le salarié refusant l’AME bénéficiera du versement des indemnités légales et conventionnelles de licenciement mais sera licencié au motif du refus de l’AME et non pour motif économique. Ces changements sont bienvenus, car réduisant les risques de contentieux, sans toutefois les écarter. Il serait dès lors souhaitable d’aller plus loin, car les conditions de l’élaboration d’un AME restent restrictives. Par exemple, l’accord Renault signé en 2014 par des syndicats portant plus de 70% des suffrages aux précédentes élections professionnelles, et dont la logique correspond de très près à celle d’un AME, ne pourrait toujours pas être considéré comme un accord de ce type car il prévoit une baisse de 7000 postes de travail sans licenciement.

Les dispositions qui caractérisent la démarche de réforme actuelle du gouvernement sont des pas timides dans la bonne direction. À ce rythme, il faudra un temps infini pour aboutir à l’adaptation souhaitable du droit du travail aux conditions économiques et sociales d’une société du XXIème siècle insérée dans une économie mondialisée. Par ailleurs, ces dispositions sont généralement ciblées et agitent des chiffons rouges sur des questions sensibles, ce qui provoque des oppositions fortes de ceux qui ne veulent y voir qu’une baisse de la protection des travailleurs. Prenons l’exemple de la réforme de la justice prud’homale. Dans ce domaine, les nouvelles mesures ajoutées à la loi Macron relèvent de l'intérêt général. Barèmiser les indemnités est de nature à augmenter sensiblement les chances de résolution des litiges en conciliation ; prévoir un plafond des indemnités décidées par les juges permet une plus grande visibilité pour l’employeur potentiel et peut lever des réticences à embaucher. Mais d'autres mesures sont nécessaires pour que la procédure de conciliation soit efficace ou pour inciter au recours à la médiation, voire au compromis d'arbitrage. Rappelons que seulement environ 5% des litiges sont actuellement résolus en conciliation (contre 80 % dans les années 1920 !), ce qui appelle une réforme autrement plus ambitieuse. De plus, la mesure envisagée présente des risques juridiques. Tout d’abord, la fixation forfaitaire (ou maximum) des indemnités allouées par le jugement peut poser un problème au regard du principe de réparation intégrale du préjudice. Il serait plus prudent de distinguer l'absence de cause sérieuse pour laquelle le forfait barémisé peut sans doute se concevoir et le licenciement abusif où resterait en vigueur la réparation intégrale du préjudice. Et si la différence de plafond d'indemnisation liée à l'ancienneté peut se justifier, différencier, comme cela est fait, les indemnités en fonction de la taille de l'entreprise est périlleux dès lors qu'il s'agit de dommages et intérêts. On cherchera en vain l'argument pour justifier que le préjudice subi par le salarié est moindre s'il travaille dans une TPE que dans une entreprise dont l'effectif est plus important.

Les réformes envisagées sont donc, au total, à la fois timides au regard des enjeux et juridiquement risquées. Nous appelons à la fois à plus d’ambition et moins de prise de risque dans l’adaptation du code du travail au besoin d’une meilleure conciliation entre protection des travailleurs et efficacité économique. Notre solution, c’est l’autonomie de l’accord collectif à l’égard de la loi dans les limites de l’ordre public absolu, celles de l’accord d’entreprise à l’égard de la convention de branche sous réserve de l’ »ordre public professionnel » et une résistance très réduite du contrat de travail aux évolutions du tissu conventionnel.

* Jacques Barthélémy et Gilbert Cette sont les auteurs de nombreux articles et ouvrages sur la réforme du droit social, et d’un ouvrage « La révolution du droit social » à paraître chez Odile Jacob en septembre 2015.

(1) A. Clark et F. Postel-Vinay (2009) : « Job Security and Job Protection », Oxford Economic Papers, Vol. 61, n° 2, pp. 207-239.

(2) R. Badinter et A. Lyon-Caen A. (2015), « Le Travail et la Loi », Fayard, 80 p.