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Pour une refonte de la politique du médicament

Par Sonia de La Provôté, Sénatrice du Calvados, Présidente de la commission d’enquête sur le pénurie de médicaments et les choix de l’industrie pharmaceutique française

La commission d’enquête du Sénat sur la pénurie de médicaments a rendu ses conclusions en juillet dernier. Son rapport, adopté à la quasi-unanimité de ses membres issus de tous les groupes politiques, dresse un état des lieux inquiétant : le phénomène des pénuries de médicaments s’aggrave en France comme dans le reste du monde et induit, pour les patients, de graves pertes de chance.

La France est-elle davantage touchée par ces pénuries que les pays comparables ? Si elle était avérée, cette fragilité particulière serait-elle liée à des choix industriels propres ?

C’est sur la base de ces questionnements que nous avons formulé 36 recommandations à destination des pouvoirs publics. Celles-ci visent à restaurer d’urgence la disponibilité des médicaments les plus indispensables, à mieux prévenir les tensions et à permettre aux professionnels de santé d’adapter plus efficacement leur stratégie thérapeutique. Au-delà, elles appellent le Gouvernement à actionner l’ensemble des leviers à sa disposition pour lutter structurellement contre un phénomène devenu, ces dernières années, un véritable fléau de santé publique.

Le constat de la commission d’enquête est sans appel : face à l’explosion des phénomènes de rupture, les mesures prises ces dernières années sont demeurées insuffisantes. Les gouvernements successifs n’ont cessé de courir après les pénuries, sans parvenir à éteindre l’incendie.

Le nombre de signalements de ruptures ou risques de rupture adressés à l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a été multiplié par sept en six ans pour dépasser 3 700 en 2022. Les difficultés touchent l’ensemble des aires thérapeutiques et n’épargnent pas les spécialités les plus indispensables : les médicaments les plus couramment prescrits par les médecins, comme l’amoxicilline à l’hiver dernier, mais aussi sans alternative thérapeutique. Le rapport développe l’exemple du Sabril, utilisé en dernière intention dans le traitement des épilepsies résistantes et convulsions de l’enfant. Elles ont, chaque année, de graves conséquences sur la prise en charge de certains patients et demeurent insuffisamment mesurées. Sans compter les questions d’ordre éthique qu’elles posent : comment, par exemple, accepter que les pouvoirs publics recommandent aux médecins de ne pas initier de nouveaux traitements avec ces médicaments ?

Les causes de ce phénomène sont multiples. Dans le contexte d’une demande mondiale croissante, la chaîne de production des médicaments s’est progressivement complexifiée et apparaît, aujourd’hui, extrêmement vulnérable. En outre, comme dans tous les secteurs industriels, l’industrie pharmaceutique mondiale et, en particulier, l’industrie française, n’a pas échappé à la recherche des coûts de production les plus bas possibles. Aujourd’hui, un tiers seulement des médicaments consommés en France y sont produits. Et notre pays se retrouve dans une impasse : Le recours croissant à la sous-traitance comme à la fabrication en flux tendu, la concentration de la production exposent l’approvisionnement en produits matures à des aléas industriels et géopolitiques importants. Dans un secteur très financiarisé, la faible rentabilité de ces produits incite les industriels à privilégier les innovations thérapeutiques dont ils tirent des revenus de plus en plus importants, compte tenu de leur prix exorbitant.

Face à ces phénomènes complexes, les mesures prises par la France se sont avérées insuffisantes. Les obligations imposées aux industriels en matière de prévention, de déclaration ou de gestion des ruptures – établissement de plans de gestion des pénuries (PGP), constitution de stocks, etc. – sont insuffisamment contrôlées : la qualité des PGP est inégale et s’avère, parfois, tout à fait insuffisante pour des médicaments essentiels à fort risque de rupture. Les pouvoirs de sanction que la loi confie à l’ANSM ne sont pas suffisamment utilisés, faute de moyens suffisants pour détecter et punir les acteurs récalcitrants.

La commission recommande d’abord de renforcer sans attendre les moyens d’anticipation des ruptures, fondés sur les données de ventes et épidémiologiques, de mieux contrôler la réalisation des PGP des industriels et, surtout, de mieux hiérarchiser ces efforts en les concentrant sur les médicaments les plus indispensables.

Afin de réduire le sentiment anxiogène des patients qui ne trouvent pas les médicaments dont ils ont besoin, il est indispensable que l’information reflète en temps réel l’état des stocks. Ceci permettra notamment de limiter le temps que les professionnels de santé, en particulier les pharmaciens, sont contraints de consacrer à la gestion des pénuries et de mieux tenir compte des fortes disparités territoriales observées.

Enfin, face aux situations d’urgence, il faut se donner les moyens de restaurer au plus vite la disponibilité de médicaments indispensables, en mobilisant toutes les ressources disponibles. Réduire les différences réglementaires entre pays de l’Union européenne faciliterait le redéploiement des stocks. S’appuyer sur les pharmaciens en développant le recours aux préparations hospitalières et officinales a été voulu par le législateur : au Gouvernement de prendre les mesures d’application nécessaires. Surtout, s’il est illusoire de penser que la puissance publique peut se substituer aux industriels privés, la pandémie a montré que la production publique peut jouer un rôle essentiel en situation de crise. D’où, notamment, notre volonté de préserver la capacité de production de l’Ageps.

On l’aura compris, c’est l’ensemble de la politique du médicament qui doit être revu pour lutter structurellement contre les difficultés d’approvisionnement. Erratique, parfois même contradictoire, celle-ci ne permet pas aujourd’hui d’agir à la racine contre les causes des pénuries.

Les modalités de régulation des dépenses de médicaments doivent être d’urgence adaptées à cet impératif. Les baisses de prix sur les produits matures ont longtemps financé la prise en charge par l’assurance maladie des nouveaux médicaments. Mais, face à l’explosion des prix de l’innovation thérapeutique, les effets de cette dynamique sur les pénuries doivent désormais être considérés. N’a-t-elle pas un effet délétère sur la disponibilité des spécialités anciennes ? Facteur d’ajustement de la dépense publique devenu structurel et d’un montant croissant, la clause de sauvegarde doit, par ailleurs, faire l’objet d’un examen approfondi, qui tienne compte de cet enjeu.

Il est également indispensable de responsabiliser davantage les acteurs de la chaîne. Pour faire des hôpitaux le bras armé de la réindustrialisation, l’achat sécurisé et souverain doit y être privilégié. Dans un contexte de diminution de la consommation de médicaments, la commission d’enquête a appelé à privilégier la lutte contre les déserts sanitaires et l’éducation des patients à la culpabilisation des professionnels de santé. Rien ne sert de culpabiliser les professionnels et les patients, si ce n’est à crisper un peu plus les choses. Enfin, les obligations des industriels doivent être renforcées et davantage contrôlées. La liste de médicaments essentiels publiée en juin dernier par le Gouvernement, qui a fait l’objet de nombreuses critiques, doit être au plus vite consolidée et assortie de mesures renforcées.

La relocalisation, en Europe, et singulièrement en France, de la production des principes actifs et de la formulation des médicaments doit, par ailleurs, constituer une priorité : elle permet de sécuriser les chaînes de valeur et de réagir plus rapidement en cas de tensions. L’Europe doit également assumer le coût environnemental de la production pharmaceutique, ce qui pourrait d’ailleurs lui assurer un avantage compétitif à l’heure de la décarbonation. Les dispositifs d’aides en France doivent mieux cibler les médicaments essentiels, favoriser leur relocalisation et être systématiquement assortis de conditions transparentes pour la contribution publique. Donnant donnant signifie assurer pour le territoire national, en cas d’aide financière et technique, un stock suffisant pour répondre aux besoins et urgences.

Enfin, le pilotage de la politique du médicament, aujourd’hui éparpillé entre de multiples opérateurs et directions centrales, doit être unifié. Un secrétariat général au médicament placé sous l’autorité de la Première ministre doit animer, en situation de crise, une force d’action rapide. C’est à cette condition que pourra être construite une politique du médicament cohérente, contribuant véritablement à sécuriser l’approvisionnement en produits de santé de notre pays. 

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