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L’impossible vie privée des politiques

Par Emmanuel Pierrat*

À quoi tient une carrière en politique ? Au charisme ? Au talent oratoire ? À l’aisance matérielle ? A la séduction ? À l’intégrité ? Un mélange de tout cela ? Ou bien sommes-nous en train d’imiter les Etats-Unis, où l’exemplarité de la vie privée prime sur les compétences…

Entre un François Mitterrand qui a pu vivre plusieurs vies cachées tout en projetant l’image d’un couple marital uni – ce qui était le cas, sans pour autant soulever un paradoxe – et la vivisection, après un dépeçage en règle sur les réseaux sociaux, de toute personne prétendant à la fonction d’élu, un mur hérissé de pointes semble s’être dressé en quelques années, avec, en guise de rampe d’accès, des sables mouvants.

Il ne se passe en effet plus une semaine sans qu’un scandale prenne forme, façonné par mille et une rancœurs, sur les réseaux sociaux, relayé aussitôt par une certaine presse en ligne en quête de clics pour éviter son déclin, qui aussitôt se transforment en une parodie de tribunal révolutionnaire dont le seul verdict est le couperet car ledit supposé scandale est à caractère sexuel : Damien Abad, Adrien Quattenens, Gérald Darmanin, Julien Bayou, Pierre Joxe, Dominique Strauss-Kahn, Michel Sapin, Nicolas Hulot, Benjamin Griveaux, Eric Coquerel et tant d’autres jetés ainsi en pâture.

A l’étranger, ce sont les frasques de Donald Trump, Jacob Zuma, de feu Silvio Berlusconi, du prince Andrew ou encore des enfants adultérins des rois belges et des princes monégasques qui font la une.

Mais nous sommes en France, où la vie privée, vraie ou fantasmée, ne devrait pas figurer à la Une et peser dans l’urne. Et malgré les effroyables erreurs commises par le passé (telle l’affaire Baudis), ayant tant de fois prouvé que la justice ne devrait pas se prononcer sur des on-dit et encore moins sous la pression des masses promptes à réclamer des têtes, la pseudo-sagesse populaire recueille toujours plus de suffrages et d’adeptes, au risque d’ébranler notre démocratie sous prétexte de rendre le pouvoir aux « vrais gens ».

D’où vient cette soudaine exigence de transparence absolue ?

Le peuple seul serait « vertueux » et doit faire face à un pouvoir corrompu car fait de chair et de sang, tandis qu’on attend le retour d’un homme (ou d’une femme) providentiel… et chaste !

L’article 9 du Code civil prévoit que « chacun a droit au respect de sa vie privée ». Quant à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, il dispose que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».

Pour la justice française, la vie privée s’étend à l’identité de la personne (son patronyme réel, son adresse...), à l’identité sexuelle (cas de transsexualisme), l’intimité corporelle (nudité), à la santé, à la vie sentimentale et conjugale (et sexuelle bien entendu), à la maternité, aux souvenirs personnels ainsi qu’aux convictions et pratiques religieuses. Le sommeil peut donc, en théorie, s’inscrire dans cette énumération, qui, en réalité, n’écarte que ce qui concerne stricto sensu la vie professionnelle.

Voilà donc où devrait être la règle moderne de distinction, dans un état de droit comme la République française. Le reste n’est que de la morale.

Nos représentants politiques auraient l’obligation d’incarner un idéal jusque dans leur vie privée – un ministre ardent défenseur des valeurs familiales n’aurait pas le droit (alors que ce n’est pas illégal) de prendre maîtresse, et encore moins de lui envoyer une vidéo privée de lui en train de se masturber. Le voilà aussitôt discrédité et prié de renoncer à ses ambitions politiques.

Le monde politique n’aime guère, à juste titre, que l’on expose sa vie privée ; quand bien même celle-ci serait en contradiction avec la morale prêchée auprès des électeurs. Ce qui est alors, en revanche, indéfendable, comme le cas du député européen hongrois Jozsef Szaier, soutien du pouvoir homophobe de Viktor Orban et pris dans une partie fine gay à Bruxelles en plein confinement : de l’art de ne pas savoir respecter les distanciations sociales…

C’est un cas similaire à ceux, bien français cette-fois, de 1999, lorsque des maires ont défilé contre le Pacs, alors que leur propre vie privée était déjà bien chaude au risque de devenir brûlante.

Il y aussi ceux qui se sont exhibés puis portent plainte…

Au gré de ces errements, les juges ont incliné peu à peu leur jurisprudence, laissant la presse et surtout internet franchir la porte de l’antichambre. Mais ils ne doivent plus renverser le principe erroné selon lequel, en politique, la règle serait l’abandon du droit au respect de la vie privée, au détriment de la liberté d’expression.

Certes, un homme – une femme - d’Etat ne doit rien avoir de sérieux à cacher : mais on perdra encore plus de ministres de qualité et de candidats compétents si en plus, faire don de leur personne aux citoyens, ils ne peuvent plus offrir leurs corps à quelques… élus de leur cœur ou d’un autre partie de leur anatomie.

L’avocat - et ancien élu local - que je suis devenu en prêtant serment il y a plus de trente ans, a été un observateur privilégié des moeurs politiques.

Le personnel politique boit et mange plus que de raison durant chaque campagne électorale, se fait conduire par un chauffeur qui se moque des limitations de vitesse, dispose d’un logement de fonction, donne des ordres inutiles (car contredits aussitôt proférés). Il marie souvent, épingle des décorations, inaugure à tout-va, aime les médias et le pouvoir… Tout cela ressemble à la vie de certains chefs d’entreprise ; le salaire en moins. En clair, rien ne vient corroborer véritablement la théorie plus ou moins répandue selon laquelle le pouvoir politique en particulier exacerberait la libido ou rendrait dépensier.

Mais il faut encore compter sur la cour, ces innombrables courtisans qui vont de l’assistant parlementaire aux militants de tout âge. Le bénévolat relève plus du fan-club de rock star que de l’entourage d’un PDG du CAC 40.

Cette cour-là, celle du monde politique, subit toutefois aujourd’hui une confusion d’une autre époque entre drague et agression sexuelle et serait tenue d’être à présent plus exemplaire que le reste de la société.

Plusieurs « affaires » récentes sont emblématiques du climat moral actuel, comme de la diversité des tendances à l’œuvre. Les cas sont par ailleurs distincts car certains sont jugés, d’autres le seront peut-être et d’autres encore ne relèvent pas de l’état de droit, mais du seul tribunal des tweets (autrefois le café du commerce).

La justice, bien souvent, ou en tout cas une forme galvaudée de justice, se rend aussi dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, au sein de laquelle les élus appliqueront la sanction du bâillon en lieu et place des magistrats d’un tribunal. Le couperet tombe aussi lors de la formation d’un gouvernement pour toute nomination : lesbienne, infidèle et libertin sont placés sur le même banc des accusés numériques.

Si le traitement médiatique de ce type d’affaire a été considérablement modifié à cause des réseaux sociaux, le phénomène de l’élu « tout-puissant » aux « gestes et propos déplacés » à l’égard de femmes « au statut inférieur » n’est pas nouveau.

Le digne Président Raymond Poincaré, accédera au pouvoir en 1913, non sans avoir réglé un consistant pourboire à la jeune femme qu’il avait agressée dix ans plus tôt dans un train. Autres temps, mêmes mœurs ?

Entre délit pénal et incartade relevant de la seule vie privée, il existait un gouffre qui est comblé de plus en plus par Twitter, Youtube et Tiktok.

Le procès moral permanent des liens entre la politique l’argent ou la sexualité, dicté par la tyrannie de la transparence, cause toujours plus de tort à la vie démocratique.

Combien sont-ils aujourd’hui ceux qui se refusent à être candidats ou de rentrer au gouvernement tant est violente la mise en cause de chaque fait et geste, y compris deux de ses enfants, frères, soeurs ou parents ? 

* Vient de publier La Prison de verre,. Sexe, argent et politique (Gallimard).