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Un an de sanctions sur le pétrole Russe : quelle efficacité ?

Par Philippe Charlez, Institut Sapiens, et Hugo Duterne, Association pour l’étude des pics pétrolier et gazier

En juin 2022, le Conseil Européen a décidé d’interdire sous conditions de prix l’importation maritime (1) de pétrole brut et de certains produits pétroliers Russes.

Les sanctions s’appliquent depuis le 5 décembre 2022 pour le pétrole brut et depuis le 5 février 2023 pour les produits raffinés. Ainsi, le pétrole brut russe ne peut plus être importé à un prix supérieur à 60 dollars et ce indépendamment des prix du marché. Pour les principaux produits raffinés (diesel, kérosène et essence) ce seuil a été fixé à 100 dollars par baril (2). Pour s’assurer de l’applicabilité des règles, l’UE a interdit aux compagnies maritimes européennes garanties par des assureurs européens de transporter puis de vendre les produits sous embargo à des pays tiers au-dessus des prix imposés.

Quel sera l’impact réel de ces mesures sur l’économie russe mais aussi sur l’approvisionnement européen et mondial ? L’embargo risque-t-il de provoquer une nouvelle flambée des prix avec toutes les conséquences économiques et sociétales que cela peut entraîner dans nos sociétés déjà fortement affectées par une inflation galopante ?

Impact sur les importations européennes

Avant les embargos, l’Union Européenne (3),(4) importait de Russie 24 % de son pétrole brut, 41 % de ses produits raffinés et 44 % de son diesel. Sur les dix premiers mois 2022, ces chiffres sont tombés à 20 %, 34 % et 40 %. Modérée sur l’année 2022 la baisse s’est fortement accélérée au cours du second semestre 2022 (Figure 1, graphique de gauche). En octobre2022, les importations de pétrole brut étaient ainsi tombées à 13 % et celles des produits raffinés à 22 %.

La baisse des importations russes ont déplacé l’approvisionnement européen vers un certain nombre de pays tiers. Ainsi, depuis mi 2022, l’Arabie-Saoudite, la Norvège, les Etats-Unis, l’Irak, l’Angola et le Brésil ont compensé en totalité les déficits d’importation de brut Russe (Figure 1, de droite). Si le reroutage des produits raffinés n’est pas aussi limpide, on observe clairement au cours du quatrième trimestre 2022 une forte hausse des importations de diésel en provenance de Chine, d’Inde et du Moyen Orient.

Impact sur les exportations Russes

Malgré la réduction drastique des importations européennes, les exportations de pétrole brut russe n’ont pas pour autant faibli (Figure 2, graphique de gauche). Par voie maritime, elles ont se sont même accrues de 7 % en volume entre 2021 et 2022. La réduction significative des importations européennes et des autres pays de l’OCDE (Etats-Unis, Canada, Australie) a été largement compensée par un accroissement spectaculaire des importations de brut russe par la Chine et l’Inde. Fin 2022 ces deux pays absorbaient 60 % des exportations de brut russe (contre 20 % au début de l’année (Figure 2, graphique de droite)).

Malgré la baisse significative des importations européennes de produits raffinés les exportations maritimes russes sont restées stables au cours des années 2021 et 2022. Comme pour le pétrole brut, les produits raffinés ont été reroutés vers d’autres directions. La multiplicité des produits raffinés ne donne toutefois pas, comme pour le pétrole brut, d’indication claire sur la géographie de ce reroutage.

Impact des embargos sur les prix du pétrole brut et des produits raffinés

Au vu des cours actuels du Brent (stable autour de 80 $/baril) et des produits raffinés (légèrement supérieurs à 100 $/baril début février) l’embargo impose aux produits pétroliers russes une décote moyenne de 9 % au SP95, de 23 % au diésel et de 37 % au pétrole brut. La baisse des marges de raffinage depuis début février (72 e/t) après de fortes tensions en janvier (101 e/t) démontre que l’embargo n’affectera pas la disponibilité des produits.

Impact des embargos sur l’économie russe

Comme la plupart des pays pétroliers et gaziers, la Russie est une « économie de rente » dont le PIB repose principalement sur ses ressources minières (métaux, charbon, pétrole et gaz). Les prix élevés du pétrole et du gaz en 2022 couplés à la facilité de contournement des embargos ont logiquement conduit à une augmentation significative des recettes pétrolières russes. Elles ont doublé par rapport à l’année pandémique 2020 et se sont accrues de près de 25 % par rapport à 2021. Mais, cette vision court terme est un peu l’arbre qui cache la forêt.

Depuis le dernier trimestre 2022, on observe un tassement des revenus pétroliers lié à une baisse de la production. Là se trouve le principal « talon d’Achille » de la Russie. L’industrie extractive russe souffrira lourdement au cours des prochaines années de l’assèchement des compétences extraterritoriales précédemment apportée par des Opérateurs et des Compagnies de Services étrangères. A de multiples reprises, l’histoire a montré, qu’un pays pétrolier sous embargo technique voyait sa production décliner rapidement. L’Iran de Mossadegh, l’Irak de Saddam Hussein et le Venezuela de Chavez en ont fait la douloureuse expérience. Plutôt que de vouloir à court terme enfoncer le clou de l’ « embargo pétrolier », il serait plus efficace d’assécher rapidement de Russie toutes les compétences et formations extraterritoriales.

Il faut toutefois garder à l’esprit qu’avec une production de plus de dix millions de baril par jour, la Russie compte pour 10 % d’une consommation mondiale qui continue de croitre (la consommation mondiale 2022 a dépassé pour la première fois de l’Histoire le cap des cent millions de barils par jour (5)). D’une réduction trop rapide de la production russe résulteraient d’inexorables tensions sur les marchés avec comme conséquence immédiate une hausse stratosphérique des cours.

Conclusion

Compte tenu de la transportabilité aisée de l’or noir, un embargo pétrolier reste facile à contourner à la fois pour le producteur et le consommateur. La baisse drastique des importations européennes et des principaux pays de l’OCDE a simplement modifié les flux géographiques de volumes globaux restés inchangés. Le brut russe non importé par l’UE se retrouve principalement en Chine et en Inde tandis que les Européens ont de leur côté accru leurs importations du Moyen-Orient, d’Afrique et des Etats-Unis. Un jeu de « chaises musicales » assez peu pénalisant pour la Russie qui, malgré les rabais qu’elle consent, continue d’engranger une rente pétrolière confortable.

En ce qui concerne les produits raffinés, l’accroissement soudain des importations de Diesel indien pose la question perverse de brut russe raffiné en Inde puis revendu impunément aux européens. Au vu des flux il serait donc hautement conseillé d’éviter d’acheter du diesel ou autres produits raffinés en provenance d’Inde et de Chine.

En conséquence, les prix pétroliers n’ont que peu varié, le baril stagnant depuis près d’un an entre 80 $ et 90 $. S’il s’agit d’une bonne nouvelle pour les consommateurs et les entreprises, cette stagnation confirme le peu d’efficacité des différents embargos.

En revanche, la sortie de Russie de presque tous les grands acteurs va inexorablement se traduire sur le moyen terme par une baisse structurelle de la production russe faute d’investissements mais surtout de compétences techniques. C’est sur cet embargo de compétences que se situe le principal « talon d’Achille » de la Russie. Extrêmement efficace à moyen terme il risque toutefois d’assécher un marché pétrolier toujours en forte croissance. 


1. Les sanctions ne couvrent pas les importations par oléoduc dans les Etats membres de l’UE ne disposant pas d’accès à la mer.

2. https://www.lexpress.fr/monde/europe/embargo-prix-plafonnes-les-mesures-contre-les-produits-petroliers-russes-se-multiplient-WYNQYPOUZJF3NI7ZBAHVURJD7Y/

3. BP statistical review 2022

4. https://www.iea.org/reports/russian-supplies-to-global-energy-markets/oil-market-and-russian-supply-2

5. https://www.leparisien.fr/economie/petrole-la-demande-repasse-la-barre-des-100-millions-de-barils-par-jour-vers-une-annee-2023-record