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Experts partout, experts nulle part ?

Par Sebastian Dieguez, neuroscientifique et Nicolas Gauvrit, maître de conférence en mathématiques à l’Université d’Artois et psychologue du développement*

Ils (et dans une moindre mesure, elles) sont inévitables. Pontifiant sur les plateaux de télévision, la presse, les réseaux sociaux, un pied dans le monde de l’édition, l’autre dans un studio de radio, écumant les « rencontres », « tribunes », « commissions » et « tables rondes », écoutés par les élites, révérés par les masses, toujours à l’affut d’un « clash » ou d’un « buzz », les experts font partie de notre décor.

Le phénomène n’est pas nouveau, mais il s’est rendu particulièrement visible lors de la pandémie de COVID-19. Urgentistes, infectiologues, virologues, économistes, épidémiologistes, politiques, juristes, restaurateurs, philosophes, sociologues, psychanalystes, éducateurs, tous avaient quelque chose d’important, d’original et de très expert à partager sur l’efficacité du confinement, du port du masque, de l’hygiène des mains, des vaccins et bien sûr, de la chloroquine, pour lutter contre ce fléau, sans compter le cortège indéfinissable des essayistes, penseurs, rebelles, éditorialistes, humoristes, artistes, escrocs, imposteurs et charlatans qui ont cru bon d’apporter leur propre expertise à cette confusion déjà inextricable.

Nous sommes d’avis que trop d’expertise tue l’expertise. Mais qu’on s’entende bien : il existe d’authentiques experts et expertes, dont les compétences, le parcours, la performance et la réputation permettent, à tout le moins, de se fier à leur parole et à leurs recommandations, et même de prendre au sérieux leurs opinions et pronostics. Mais uniquement dans un domaine et sur des objets bien précis, ceux qui relèvent directement de leur expertise. La norme AFNOR (NF X 50-110) indique qu’un expert se caractérise par la reconnaissance formelle de sa compétence, de son indépendance et de sa probité – rien à voir donc avec sa faconde, son goût pour la célébrité ou sa crânerie. Par définition, ces personnes sont rares, utiles et même précieuses : elles maîtrisent certaines questions bien mieux que quiconque, sont à jour sur les évolutions récentes de leur discipline ; elles en connaissent les limites, les impasses, les controverses et les développements en cours, elles ont fait leurs preuves à de multiples reprises, jouissent d’une reconnaissance solide dans leur milieu. Bref, elles savent de quoi elles parlent. Et quand un véritable expert dit qu’il ignore la solution à un problème ou la réponse à une question, c’est encore son expertise qui parle.

L’expertise existe donc : c’est une disposition spécifique acquise par certains individus dans un cadre culturel et institutionnel particulier, qui leur confère un rôle social doté d’un certain prestige, celui de savoir plus et de faire mieux que les autres à propos d’une chose bien précise. Le problème, c’est qu’hormis par l’identification de certains indices indirects, il est hélas fort difficile pour un non-expert de reconnaître un expert. Comme le notait déjà Platon, pour s’assurer qu’on a affaire à un médecin authentique et compétent, il faudrait en devenir un soi-même. L’expertise est par nature opaque, sa mécanique interne échappe à l’observation et ses processus sont inaccessibles au novice. Les experts eux-mêmes sont parfois bien en peine d’expliquer en quoi consiste exactement leur expertise. Or tout l’intérêt d’avoir des experts, c’est précisément de pouvoir se dispenser d’avoir à en devenir un soi-même, chose appréciable quand il s’agit de bâtir des ponts, de greffer des organes, d’effectuer des vols intercontinentaux ou de jouer un solo de saxophone. Des individus bien meilleurs que nous, des experts donc, peuvent heureusement s’en charger.

Malgré la nécessité de l’expertise pour faire fonctionner les sociétés humaines, son caractère ineffable la fragilise. Il est en effet possible de simplement prétendre à l’expertise pour en recueillir les avantages : hormis les véritables experts, quasiment personne ne s’apercevra de la supercherie, d’autant plus que dans certaines conditions, celle-ci peut être durable et jouir d’une complète impunité. Ce phénomène de la pseudo-expertise est révélateur : en creux, il dévoile les failles, faiblesses, angles morts et excès d’un contexte politique et social qui lui est particulièrement favorable.

Dans L’Expertise sans peine, nous avons tenté d’explorer ce problème sous deux angles différents : la satire et la théorie. Notre premier geste fut d’en rire, sous la forme d’une méthode permettant d’accéder, sans trop se fatiguer, au statut enviable d’expert médiatique. Nous fournissons ainsi nombre d’astuces et d’exercices élémentaires préparant à la vie experte, allant de la valorisant de l’échec scolaire au bichonnage d’un réseau d’influence, en passant par la fabrication d’instituts bidon, des conseils de relooking, quelques ruses rhétoriques, et surtout l’entretien méthodique d’une estime de soi indéfectible. De fait, le seul obstacle à une carrière d’expert semble être une étrange maladie appelée « syndrome de l’imposteur ». Certaines personnes semblent en effet avoir quelques scrupules, et même honte, de dire n’importe quoi, de s’exprimer sur des sujets qu’elles ne maîtrisent pas, d’endosser la responsabilité de s’adresser au plus grand nombre, de se répéter ou de se contredire sur des plateformes différentes. Elles pensent que d’autres sont plus qualifiés et redoutent que leur présence puisse lasser. Par chance, cette pathologie est très rare en France et semble peu contagieuse. Toutefois, nous espérons que notre méthode permettra de soulager les cas les moins sévèrement atteint, et les convaincre que les portes de l’expertise leur sont également ouvertes, du moment qu’ils font l’effort de se débarrasser de cette modestie importune.

Ils seront à ce titre grandement aidés par un environnement tout à fait propice pour leur guérison. Dans le versant théorique de ce que certains ont appelé la « crise de l’expertise », nous nous efforçons d’identifier les mécanismes médiatiques, culturels, historiques, psychologiques et philosophiques qui convergent aujourd’hui vers l’état déplorable du discours public et de la transmission des savoirs que nous connaissons. C’est ici un vaste chantier, qui exige de reconsidérer ce que nous appelons ordinairement « expertise » et ce que nous en attendons. L’ironie et la consternation n’y suffiront pas, bien qu’elles aient à notre avis un rôle salutaire à jouer.

Il en va de la santé-même de la démocratie. L’expertise repose en définitive sur la confiance que les groupes humains veulent bien lui accorder. Un chercheur n’a ni le temps ni les compétences pour vérifier en détail les résultats de ses collègues : il les tient pour fiables en vertu des accords largement tacites qui structurent l’édifice de la connaissance. A moins, naturellement, d’avoir de bonnes raisons de juger qu’ils ont été floués. Mais le grand public, et ceci inclus nos représentants politiques, n’a le plus souvent pas accès à ces raisons, et n’a pas les compétences pour juger si véritablement elles sont bonnes. Face à des experts qui se contredisent, cherchent le buzz, défendent leurs intérêts personnels, sont sous influence, excèdent leurs prérogatives, mentent, bullshittent, délirent ou radotent, il n’y a pas moyen de distinguer infailliblement le vrai du faux, et c’est le concept même d’expertise qui finit par en pâtir, facilitant et exacerbant ainsi l’intrusion de pseudo-experts dans d’importants débats de société.

A terme, c’est bien au rejet populiste de toute forme d’expertise, notion jugée élitiste, arrogante, paternaliste et opprimante, que risque d’aboutir cette farandole ininterrompue d’experts en tout et en rien. Ce processus nous semble déjà dangereusement avancé et il est peut-être temps de s’en inquiéter. La confusion ambiante érode la démocratie, qui a besoin de compétence et de confiance pour subsister. A ce titre, il convient de se ressaisir de l’expertise comme l’instrument d’émancipation et le mécanisme collaboratif qu’il est depuis ses origines. Du plus ignorant des novices au plus calé des experts, dans chaque sphère de la connaissance et dans les innombrables recoins de l’activité humaine, tout le monde peut contribuer à ce long travail de reconstruction. Mais nous ne pouvons hélas pas promettre que cela se fera « sans peine »

*Auteurs de « L’Expertise sans peine - Traité d’excellence ostentatoire en toutes choses ». Suivi de Paradoxes de l’expertise – Eliott Editions