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Le dernier souffle - Accompagner la fin de vie

Ce témoignage n’a rien d’un essai théorique ni d’un ouvrage polémique. C’est un compte rendu d’expérience, celle d’un médecin, Claude Grange, Chef de service d’une Unité de soins palliatifs durant 25 ans. Il relate, à travers une suite de cas concrets et d’histoires singulières, la façon dont meurent aujourd’hui des hommes et des femmes, ce qui peut, et doit être fait pour rendre notre fin digne et sans douleur. Sont abordées des questions brûlantes et d’actualité, telles que l’euthanasie ou le suicide assisté, mais aussi celles des directives anticipées, des rapports avec la famille, des soins à donner aux mourants. Régis Debray qui a écouté et suivi Claude Grange avec beaucoup d’attention, complète ce récit d’une réflexion sur la place de la mort dans nos sociétés contemporaines.

Auteurs : Régis Debray, Claude Grange*

*Praticien hospitalier sur douleur et soins palliatifs au Centre hospitalier de Dreux, Claude Grange a fondé et dirigé l’Unité de soins palliatifs de Houdan de 1999 à 2016 et de 2020 à 2022. Il dispense des formations en soins palliatifs pour les professionnels de santé.

Il y a un grand sujet de société, en ce moment, très vif, si j’ose dire. Et je sais que vous m’attendez là, cher Régis. « L’euthanasie, pour ou contre ? ».

Les sondages vont bon train. Les prises de position, aussi. Et il y a une façon binaire d’aborder ce débat, qu’un médecin comme moi a du mal à faire sienne, mais je connais la distribution des rôles. Pour faire simple, les gens de gauche progressistes sont davantage en faveur de l’euthanasie, les bourgeois de droite conservateurs, plutôt contre. Pour les premiers, c’est un combat pour la liberté : « C’est ma vie, j’ai le droit d’en disposer comme je veux ». Pour les seconds, un combat pour la vie : « La vie est sacrée, Dieu nous l’a donnée, Dieu nous la reprendra, elle ne nous appartient pas ».

Je connais également l’emploi qui est fait du mot « dignité ». L’association pour le droit à mourir dans la dignité, qui prône depuis 1980 la légalisation de l’euthanasie, a gagné depuis longtemps la bataille de la communication, en expliquant que ceux qui ne seraient pas pour sont à classer parmi les « rétrogrades et ringards ». Mais la dignité est imprescriptible. C’est le principe constitutionnel du respect de l’être humain, du début jusqu’à la fin de sa vie. On ne parle plus d’euthanasie comme d’un « acte délibéré et intentionnel de provoquer la mort d’une personne malade », mais comme d’une « aide médicale à mourir ».

Parlons pour commencer de notre serment d’Hippocrate, du code de déontologie et de son article 38 : « Le médecin doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et des mesures appropriés la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder la dignité du malade et réconforter son entourage. Il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort ».

De fait, la grande majorité des médecins et des soignants ne s’est pas engagée dans la médecine pour donner la mort à ses malades, en fussent-ils demandeurs.

Je ne peux parler de cette question qu’à travers ma modeste expérience d’un médecin qui a accompagné des milliers de personnes dans les derniers moments de leur vie. Et qui a constaté que les malades ne lui demandaient pas ou plus de mourir à partir du moment où ils étaient soulagés, accompagnés et décideurs. Et que les trois besoins essentiels d’une personne en fin de vie qui pourrait décider d’abréger sa vie pour des raisons peu avouables.

Prenons un exemple. Nous avions pris en charge, en équipe mobile, un malade très douloureux atteint d’un cancer digestif très évolué, hospitalisé en service de chirurgie. Avec beaucoup de difficultés nous avions réussi, au bout d’une semaine, en augmentant progressivement les doses de ses morphiniques en proportion de sa douleur, à le soulager. Il en était heureux et nous aussi. Quand nous sommes revenus le lundi pour le voir, l’infirmière nous apprend son décès survenu le dimanche à 17 heures. Nous nous informons des circonstances en regardant son dossier. Quelle n’a pas été notre stupéfaction de constater que, malgré son soulagement, le chirurgien avait continué à augmenter les doses de morphine de façon inadaptée, ayant ainsi provoqué son décès par surdosage ! Quand j’ai interrogé le chirurgien sur les raisons d’une telle augmentation, il m’a répondu sèchement : « C’est bon, j’avais besoin d’un lit pour lundi ».

Souhaiterions-nous une société où les plus vieux, les plus handicapés, les plus malades n’auraient plus de place ? Les militants de la légalisation de l’euthanasie, soutenus par une presse écrite et audiovisuelle favorable, nous la baillent belle quand ils mettent en avant certains sondages tels que : « 90 % des Français sont pour l’euthanasie ». En effet, à la question : « Si vous êtes atteint d’une maladie incurable et que vous avez des souffrances atroces, seriez-vous d’accord qu’on puisse abréger votre vie ? », on s’étonne même qu’il n’y en ait pas 100 % ! Et puis, ces sondages sont réalisés auprès de bien portants, ce qui fausse encore un peu plus la donne. Pendant plus de vingt-cinq ans, j’ai eu des malades concernés par le sujet ; et curieusement ce n’est pas ce qu’ils me demandaient à partir du moment où ils étaient soulagés et accompagnés. Durant toute cette période, je crois n’avoir eu que trois demandes persistantes, malgré les soins prodigués.

Alors, faut-il une loi pour les exceptions ? Personnellement je ne suis pas pour la modification de la loi actuelle. Commençons déjà par appliquer celle qui existe. Et encourageons à mieux faire connaître aussi : la possibilité de rédiger ses directives anticipées qui doivent être respectées par les médecins ; la possibilité de décider pour soi-même de ce que l’on ne veut pas ; le droit de refuser un traitement ; le refus de toute obstination déraisonnable ; la possibilité d’être soulagé de ses douleurs même au risque d’abréger sa vie si l’intention est de soulager et la possibilité de pouvoir bénéficier d’une sédation.

Pour certains cas particuliers, qui souhaitent malgré tout en finir et qui, pour un nombre non négligeable, sont encore en capacité physique de le faire, le suicide reste une possibilité non condamnée par la loi. Mais pourquoi les soignants devraient-ils être le bras armé de ce que le malade pourrait faire lui-même ? Il est vrai qu’il existe une demande sociétale de plus en plus forte dans nos pays développés d’avoir la possibilité d’anticiper une mort douce et rapide.

Certaines personnes souhaitent abréger leur vie, pour ne pas subir la déchéance, la dépendance.

À cette demande sociétale, donnons une réponse sociétale, mais pas médicale.

D’autres personnes vont mourir, du fait de leurs maladies incurables ; laissons la médecine palliative les accompagner sans souffrance jusqu’à leur dernier souffle. Mais, de grâce, arrêtons ces désinformations : « On laisse les malades mourir de faim et de soif, la sédation est une euthanasie déguisée, alors autant la légaliser, cela supprimera les euthanasies clandestines. D’ailleurs la plupart des pays l’ont fait. On est à la traîne ».

Il est normal qu’un médecin refuse de donner la mort à l’hôpital. Ce n’est pas son boulot, et ce n’est pas le bon endroit. Si notre société de plus en plus individualiste valide un jour cette évolution, le moindre mal serait le suicide assisté, géré par des associations structurées et contrôlées, entre ce qui existe en Suisse et dans l’Etat d’Oregon, aux Etats-Unis ; mais l’instituer dans nos établissements de santé qui ne sont pas faits pour cela, non ! A-t on réfléchi au retentissement sur celui ou celle qui ferait l’acte ? Pour une épouse, comment vivre avec le fait qu’elle aura donné le produit qui aura provoqué la mort de son mari ? Comment le médecin va-t-il au cours de sa vie assumer d’avoir effectué le geste qui a donné la mort à son patient ?

Il est faux de dire que la plupart des pays ont dépénalisé l’euthanasie. Seuls quelques pays européens comme la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et l’Espagne, ainsi que le Canada l’ont fait. Quant au suicide assisté, il n’a été autorisé qu’en Suisse et dans neuf ou dix seulement des cinquante et un Etats des Etats-Unis, dont celui, initialement, de l’Oregon.

[… ] Quand l’intention est de soulager une souffrance, une détresse respiratoire, ça ne nous pose aucun problème de donner les doses nécessaires même jusqu’à abréger la vie, et on le dit.

On ne le met pas sous le boisseau. On peut être amené à augmenter même au risque d’abréger la vie. On le dit au malade, à la famille, cela ne pose aucun problème, parce que notre intention première, c’est de soulager. Ce n’est quand même pas la même chose d’injecter un produit avec l’intention de faire mourir. Cette dernière intention doit rester une démarche individuelle, cela ne saurait être porté par les soignants.

Et si l’on devait modifier la loi actuelle sur la fin de vie, qui me convient déjà très bien, cette modification pourrait porter sur la notion trop restrictive du court-terme (de quelques heures à quelques jours) pour la mise en place de la sédation profonde et continue jusqu’au décès (SPCJD).

Au fond, je suis devenu au fil du temps une sorte d’accoucheur. On en a fini avec le « tu enfanteras dans la douleur »… Donnons-nous la chance d’accoucher les gens de leur mort, sans douleur, et ainsi d’améliorer les conditions du mourir, sans pour autant donner la mort ! 

Le dernier souffle - Accompagner la fin de vie - Claude Grange, Régis Debray – Gallimard – Collection témoins – 128 pages

© Avec l’aimable autorisation des Editions Gallimard

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