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Les évaluations de politiques publiques sont-elles mobilisées par les législateurs ?

Par Adam Baïz, administrateur de l’Insee

Toujours plus nombreuses en France, les évaluations de politiques publiques sont-elles davantage mobilisées pendant les débats parlementaires ? Pour explorer cette question, nous avons analysé 262 lois votées entre 2008 et 2020, et recensé l’ensemble des évaluations citées en amont du vote de la loi, et l’ensemble des évaluations produites en aval. Nous avons aussi cherché à identifier les évaluations dont les recommandations sont le plus souvent suivies d’effet.

Evaluer une politique publique, c’est porter une appréciation sur son impact, à partir de données et de méthodes scientifiques. Il peut s’agir d’évaluer l’impact d’une campagne de vaccination sur la santé publique, l’impact d’une réforme fiscale sur le taux de chômage, ou encore l’impact du dédoublement des classes sur le niveau scolaire des élèves.

Historiquement, l’évaluation des politiques publiques naît aux Etats-Unis dans les années 1960. Elle est portée à la fois par les promoteurs et les détracteurs de l’interventionnisme dont fait preuve l’administration Kennedy, puis Johnson, en matière de santé, de logement et d’éducation. Il s’agit alors de démontrer scientifiquement les qualités – ou les défauts – des politiques menées. Depuis les années 2000, et grâce à des impulsions politiques, institutionnelles et académiques, la France rattrape son retard et produit de plus en plus d’évaluations des politiques publiques. Ces évaluations sont-elles pour autant davantage utilisées dans le débat public, et en particulier dans la décision politique ?

En théorie, les évaluations de politiques ont plusieurs vocations : accompagner la transformation de l’action publique, rationaliser les dépenses publiques, responsabiliser les décideurs politiques ou encore impliquer les citoyens dans le débat démocratique. En pratique, évaluer l’utilité réelle des évaluations de politique publique est un exercice difficile du fait des utilisations très diverses qui en sont faites. Ainsi par exemple, une évaluation peut être utilisée pour améliorer une politique publique, pour la comprendre simplement, ou pour la légitimer. Comme le soulignent divers travaux académiques, une évaluation peut aussi être mal utilisée, par méconnaissance des sujets, par opportunisme politique, voire par mauvaise foi. Ainsi, un décideur politique pourrait citer uniquement les résultats qui l’arrangent, et ignorer les autres.

Afin d’apprécier l’utilité des travaux évaluatifs dans la décision politique, nous avons mené une analyse textuelle de grande ampleur, et en cela inédite. Dans les domaines de la santé, de l’éducation, des finances ou encore de la sécurité, nous avons en effet étudié 262 lois – et lois de finance - votées de 2008 à 2020. Pour chacune d’elles, nous avons mesuré le nombre d’évaluations citées pendant les débats parlementaires, en amont du vote de chaque loi. Nous avons aussi mesuré le nombre d’évaluations réalisées une fois la loi votée, et relevé toutes les recommandations - formulées dans ces évaluations – qui ont été suivies d’effet.

Voici les principaux résultats.

Avant d’être votée, chacune des lois a en moyenne cité 18 évaluations. Le nombre de citations augmente dans le temps, ce qui est un signal positif : 8 évaluations citées par loi en 2008 contre 25 en 2020. Environ 39 % de ces évaluations ont été produites par des administrations et des institutions publiques (l’Insee, la Cour des comptes, etc.). Près de 30 % des évaluations citées ont été produites par des parlementaires (des rapports d’information pour l’essentiel), et près de 16 % par experts, des comités ad hoc ou des acteurs privés. Les 15 % restants, ce sont des évaluations produites par des chercheurs : il s’agit pour l’essentiel d’ouvrages grand public, d’articles de presse ou de blogs, des contributions auprès de think tanks, de policy briefs ou encore de working papers. Par contraste, les évaluations publiées dans des revues à comité de lecture sont quasiment absentes des débats parlementaires, ce qui peut s’expliquer par leur technicité ou leurs délais généralement plus longs de publication.

Une fois votée, 40 % des lois ont fait l’objet d’au moins une évaluation d’impact ex post. Cette proportion augmente également dans le temps. Les lois portant sur le travail, l’économie, le logement, ou l’énergie ont été nettement plus évaluées que celles portant sur le tourisme, la recherche, la sécurité et la police, ou la fonction publique. La loi la plus évaluée a fait l’objet de 18 évaluations ex post. Il s’agit du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). Le délai moyen, entre le vote d’une loi et la publication de son évaluation, est de 4,5 années.

Quand elles sont évaluées, environ 7 lois sur 10 font l’objet de recommandations. Et 61 % de ces lois suivent au moins l’une de ces recommandations. Ainsi par exemple, la loi relative à la transition énergétique pour une croissance verte (2015) a fait l’objet d’une évaluation en 2017 préconisant l’augmentation du chèque énergie, laquelle a bien eu lieu quelques mois plus tard. Il est intéressant de noter que les recommandations formulées par des chercheurs semblent les moins écoutées (42 % de suivi), vraisemblablement du fait de leur plus faible visibilité auprès des décideurs. Par contraste, les recommandations formulées par des administrations publiques, ou en collaboration avec celles-ci, sont les plus écoutées (jusqu’à 73 % de suivi).

Ces différents résultats montrent que les administrations et institutions publiques jouent un rôle important en France dans la production, la diffusion et l’utilisation des évaluations de politiques publiques. Ces acteurs jouent un rôle important, en particulier, dans la valorisation de la recherche académique. Veiller à leur indépendance (Insee, Cour des comptes, etc.), ou la renforcer, est donc essentiel pour garantir la légitimité – et donc l’utilité – des évaluations de politiques publiques.

De plus, il est à noter que les parlementaires mobilisent bien davantage des travaux évaluatifs quand la loi est d’initiative gouvernementale, ce qui peut s’expliquer par la mission de contrôle de l’action du Gouvernement par le Parlement. Ainsi, près de 32 travaux évaluatifs en moyenne sont cités en amont du vote de chaque projet de loi, contre moins de 9 pour chaque proposition de loi. Et près de 50 % des lois issues d’un projet de loi sont évalués ex post, contre 25 pour les lois issues de propositions de lois. Divers échanges nous ont permis de confirmer l’intérêt croissant des législateurs pour les évaluations de politiques publiques. Toutefois, il apparaît indispensable que ces dernières soient facilement accessibles, et dans un format court et opérationnel, afin de véritablement nourrir les débats parlementaires. Voilà de quoi inspirer des bonnes pratiques auprès des évaluateurs institutionnels et académiques ! 

Retrouvez ici la publication synthétique et le rapport complet (Baïz et al., France Stratégie, juin 2022).