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Les tourments du château de Grignon

L’Etat a vendu pour « une bouchée de pain » des meubles historiques d’une valeur inestimable et veut aujourd’hui face au scandale les récupérer auprès des acquéreurs.

Ce 17 décembre, il faisait froid dans les Yvelines lorsque le ministre délégué chargé de la Ville et du Logement, Olivier Klein est venu avec un aéropage de personnalités emmitouflées « réquisitionner » le domaine de Grignon en vue d’accueillir dans le cadre du plan hivernal 200 migrants et SDF. Le jour même, soixante-sept personnes étaient hébergées au château de Grignon, déserté depuis le départ en novembre dernier du siège de l’école d’ingénieurs agricoles AgroParis Tech. Une solution d’urgence gérée par les équipes d’Emmaüs Solidarité qui, assure le ministère, prendra fin entre les mois de mars et mai 2023. Un bien pour un mal ? Une énième péripétie pour Grignon ?

Datant du XVIIème siècle, le château de Thiverval-Grignon construit par un président du Parlement de Paris passe de mains en mains et notamment entre celles du maréchal d’empire Bessières. En 1826, le domaine est racheté par Charles X pour abriter une école d’agriculture, la future AgroParis Tech. Rien là de bien extraordinaire. Sauf qu’en décembre dernier la Tribune de l’Art et le Canard Enchaîné révèlent que l’Etat, via une vente aux enchères plus que confidentielle a bradé plusieurs lots de meubles d’époque Louis XV à Napoléon 1er et « notamment un ensemble Louis XVI de qualité exceptionnelle » comme l’écrit Didier Rykner dans La Tribune de l’Art. Ce lot comportait une vingtaine de chaises, des fauteuils à la reine, des fauteuils cabriolets, des bergères et un canapé, non pas de « style » comme l’a semble-t-il très mal jaugé la Direction nationale d’interventions domaniales (DNID) en charge de la vente, mais bien d’époque Louis XVI. Entassés jusque-là dans le grenier du château, au milieu d’autres meubles, ils sont pourtant estampillés Jean-Baptiste Senée (1748-1803), l’un des menuisiers du Garde-Meuble de la Couronne sous Louis XVI et « ont acquis un statut royal » au moment de l’achat du domaine par Charles X précise au Figaro Julien Lacaze, président de l’association « Sites & Monuments », auteur d’une minutieuse enquête sur leur provenance.

Mais dans cette affaire, ce qui interpelle ce sont bien les conditions de cette vente aux enchères en ligne réalisée en juin dernier sans publicité, et les prix dérisoires auxquels sont partis ces biens nationaux, seulement quelques milliers d’euros contre une valeur estimée à plusieurs centaines de milliers d’euros. Le principal acquéreur est un amateur anglais. « Il est évident que ce mobilier historique, provenant d’un domaine national, aurait dû être conservé, restauré et mis en valeur, dans l’idéal replacé dans le château de manière pérenne en espérant que celui-ci ne soit pas vendu à un promoteur comme tel en était le projet ou au moins affecté au mobilier national et déposé dans un musée ou dans un autre domaine national » se désole Didier Rykner. Questionné à la fois par Sites & Monuments, la Tribune de l’Art et le Canard enchaîné, le Mobilier national explique qu’il aurait dû être mis au courant de l’opportunité de la vente par les Domaines, a minima pour une estimation, ce qui n’a pas été fait, alors même que c’est une obligation. Le directeur des Domaines Alain Caumeil qui ne pensait devoir s’occuper que de la vente de véhicules et de matériel agricole avant qu’on ne lui parle des meubles stockés dans un grenier a confessé « une regrettable erreur ». Et une erreur d’autant plus regrettable que la loi interdit la vente de biens nationaux. Les ministères de l’Agriculture et de la Culture portent dans cette affaire une lourde responsabilité. Pour éviter pareille bévue espère-t-il, Julien Lacaze demande dans un courrier adressé aux ministres de l’Economie qui a sous sa responsabilité les Domaines, de l’Agriculture et de la Culture « de bien vouloir diligenter une mission d’inspection, conjointe afin d’éclaircir la date d’entrée dans les collections nationales des œuvres cédées, la nature des dysfonctionnements intervenus et les remèdes propres à empêcher qu’ils ne se reproduisent » ainsi que de « bien vouloir suspendre toute nouvelle vente du patrimoine mobilier du domaine de Grignon afin de mener à bien son inventaire - notamment de ses collections en lien avec l’agronomie (1) - et de les doter d’une protection juridique adéquate ».

En attendant, le Mobilier national cherche une solution et dit avoir « pris l’initiative de proposer aux domaines d’engager une démarche amiable auprès des acquéreurs ». Avec quelles perspectives ? La France devra-t-elle racheter ce qui n’aurait jamais dû quitter le territoire français ? Autre possibilité, celle « de faire annuler la vente ». « La décision de justice leur donnera l’ordre de les restituer » affirme au Parisien Alain Caumeil. Rien n’est pourtant moins sûr, la vente ayant été tout ce qu’il y a de plus légal.

Décidemment, le sort du château de Grignon qui comprend le château, inscrit au titre des monuments historiques, 130 hectares de terres agricoles, une ferme expérimentale et plus de 133 hectares de bois, est bien compliqué. Depuis des années, l’Etat cherche à s’en défaire, sans y arriver. En 2016, le club de football du Paris Saint Germain avait envisagé d’y installer son centre d’entraînement mais avait dû y renoncer face à de fortes oppositions. L’an dernier, le promoteur immobilier Altarea Cogedim s’y était également intéressé mais une nouvelle fois la mobilisation d’élus et d’associations de défense de l’environnement et d’anciens élèves craignant une vente à la découpe, a contraint l’Etat à revenir sur la vente. Reste le projet alternatif de campus international sur « la transition alimentaire et agricole » de la holding financière « Grignon 2026 » de l’association Grignon 2000 présenté en partenariat avec la communauté de communes Coeur d’Yvelines. La Banque des territoires et plusieurs autres établissements bancaires soutiennent ce projet mais pas l’Etat qui veut absolument vendre le domaine. Les discussions se poursuivent. 

(1) Comme les collections du « Musée du Vivant ». On parle de plus de 40 000 objets, « qui comprennent des collections artistiques, scientifiques, imprimées, historiques, de la vie quotidienne et de l’histoire d’AgroParisTech ». « La richesse de ce fonds est impressionnante » : herbiers anciens, instruments scientifiques, plaques de verre photographiques, estampes de botanique, images d’Epinal, estampes japonaises et un fonds d’affiches anciennes (Didier Rykner).

 

L’opinion de Didier Rykner, La Tribune de l’Art

Un ensemble de meubles « de qualité exceptionnelle » du Château de Grignon a été bradé par l’Etat. De quoi parle-t-on ?
L’affaire des meubles du château de Grignon vendus par l’école AgroParisTech est exemplaire de l’indifférence de certains ministères pour leur patrimoine historique. Cela est d’autant plus grave quand celui de la Culture ne remplit pas sa mission de surveillance et de conseil qui est la sienne.
Résumons les faits : le ministère de l’Agriculture, tutelle de l’école AgroParisTech à qui était affectée le domaine de Grignon, souhaite le vendre et s’est débarrassé en juin, via les Domaines, d’un ensemble mobilier qui y était conservé.
Cédés comme « de style », avec des estimations dérisoires, et à des prix très faibles, ceux-ci étaient en réalité des meubles historiques du château, avec des pièces de grande valeur, dont un ensemble de Jean-Baptiste Sené, l’un des grands menuisiers du XVIIIème siècle. Cette vente était de plus irrégulière, car le Mobilier National, qui aurait dû être consulté, et qui aurait pu l’interrompre, ne l’a pas été. La perte est financière, car l’Etat a vendu pour quelques milliers d’euros ce qui en valait plusieurs centaines de milliers, et patrimoniale, car il n’aurait, quoi qu’il en soit, jamais dû s’en séparer mais le conserver in situ.

A qui la faute ?
Cette vente d’un domaine national a fait face à de nombreuses oppositions, ce qui aurait dû inciter le ministère de la Culture et de la DRAC Île-de-France à une vigilance particulière. Ceux-ci s’en sont pourtant totalement désintéressés, d’abord en refusant le classement monument historique du château, sous prétexte qu’une inscription avait la même portée, ce qui est évidemment entièrement faux. La véritable explication est à chercher dans la baisse de la valeur vénale du domaine que ces contraintes nouvelles aurait entrainé. Que le ministère de la Culture se prête à ce type de calculs constitue un premier scandale. Qu’il n’ait même pas visité les lieux pour inventorier le mobilier et les œuvres qu’il contenait en est un deuxième.
Ce manquement à ses missions a eu des conséquences dramatiques car il a été suivi d’autres erreurs. Celle d’AgroParisTech qui a voulu vider les lieux sans se préoccuper de ce qu’ils contenaient, et du ministère de l’Agriculture qui n’a exercé aucun contrôle et n’a pas sollicité le Mobilier National. Deuxième erreur. Ce dernier aurait pu empêcher la vente pour garder ces meubles dans le patrimoine public.

Comment éviter que pareille « erreur » ne se reproduise ?
Les Domaines affirment que c’est au vendeur de solliciter le Mobilier National. Il reste qu’ils auraient dû s’inquiéter de savoir si cette démarche avait eu lieu, et qu’ils n’auraient pas dû organiser la vente comme ils l’ont faite : sans véritable expertise, sans que des photos correctes soient diffusées, et sans que les acheteurs potentiels aient pu les voir en vrai. Peut-être cela aurait-il pu alerter plus facilement sur l’erreur qu’ils commettaient en permettant cette vente.

Vous alertez également sur les collections du « Musée vivant » d’AgroParis Tech.
L’Institut national agronomique Paris-Grignon (ancien nom de l’école) conservait une autre collection patrimoniale, constituée de dessins, d’estampes, d’appareils scientifiques, de livres, etc., qui avait été regroupée sous le nom de « Musée du Vivant ». Une partie était conservée au château de Grignon, une autre rue Claude Bernard dans les locaux parisiens de l’Ecole. Sa conservation était, et est peut-être toujours menacée. En réalité, il est impossible de savoir exactement dans quelles conditions elle est stockée, et ce qui est prévu pour elle. Là encore, les ministères de l’Agriculture et de la Culture sont responsables.
La question de savoir comment ce type de situation peut être évitée est donc toujours d’actualité. Des procédures existent, qui ne sont pas suivies. Un ministère qui est en charge de veiller à ces questions, ne remplit pas ses missions. Des garde-fous sont prévus, mais ils ne sont pas appliqués. C’est un sujet qui devrait alerter les parlementaires, et qui mériterait une enquête pour mettre à jour les dysfonctionnements et les résoudre.

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