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La réforme de la police nationale : une réforme nécessaire mais avec un effet collatéral préoccupant

Par Philippe Dominati, Sénateur de Paris

Alors que le ministère de l’Intérieur doit être réformé et mérite une attention particulière, les pouvoirs publics ont, depuis trop longtemps, géré uniquement une succession de crises terroristes, migratoires, sociales, et sanitaires.

Il est vrai que Beauvau est un ministère où il est difficile de mener des réformes. Aucune n’a pu aboutir depuis la crise du terrorisme, notamment celle du temps de travail. Ces nouveaux cycles de travail dits de la « vacation forte », initiés par Bernard Cazeneuve, auront occupé le ministère pendant près de cinq ans, et seront finalement abandonnés à la fin du précédent quinquennat car trop coûteuse en effectifs.

Cette difficulté à modifier les structures des forces de l’ordre est accentuée par la faible longévité des ministres à ce portefeuille. Pas moins de six ministres se sont succédé en sept ans.

La police nationale a besoin de réforme

Le projet de réforme de la police nationale témoigne une nouvelle fois de cette difficulté à transformer les services. La Police manque aujourd’hui de cohésion et d’unité. Nous le constatons lorsque son organisation en silos génère des pertes d’information et d’efficacité, et nourrit même parfois des logiques de concurrence entre ses services. Mais ce n’est pas parce qu’il y a un besoin de réforme que toute réforme est bonne à prendre.

La réorganisation proposée impacte principalement la police judicaire. Elle soulève des inquiétudes, à la fois parmi les enquêteurs mais également au sein de la magistrature, et ces inquiétudes semblent légitimes.

Si elle ne traite qu’une infime partie des affaires judiciarisées (moins d’1 % des crimes et délits enregistrés par la police et la gendarmerie nationale), la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) constitue toutefois l’un des services les plus iconiques de l’institution policière. Héritière des « brigades du Tigre » créées par Georges Clemenceau en 1907, elle a la charge du traitement des affaires les plus graves, ainsi que celles relevant de la criminalité organisée ou du terrorisme. C’est-à-dire une part particulièrement nocive des faits criminels et délictuels, bien que marginale.

Grâce à des moyens matériels et humains satisfaisants, la DCPJ est remarquablement efficace. Les taux d’élucidations des affaires sont sensiblement supérieurs aux taux moyens de l’ensemble des services de la police nationale. Ils tendent par ailleurs à progresser, tandis que ceux des autres services de la police nationale diminuent.

Dès lors, il convient de s’interroger sur une réforme qui peut détruire un service si performant.

Ce projet découle directement des travaux du livre blanc de la sécurité intérieure publié en novembre 2020 qui plaide pour que l’organisation de la police nationale soit davantage décloisonnée et proche du terrain. Cet objectif, nous ne pouvons évidement qu’y souscrire.

Depuis la loi Frey de 1966, qui a créé la police nationale en rassemblant les personnels de la sûreté nationale et de la préfecture de police, les menaces qui pèsent sur la sécurité des Français ont largement évoluées. L’organisation de la police nationale s’est adaptée à ces évolutions en créant autant de structures spécialisées qu’il existe de missions particulières : police aux frontières, police technique et scientifique, renseignement, maintien de l’ordre, protection des hautes personnalités, intervention spécialisée, etc.

Mais au fil du temps, ces directions centrales sont devenues trop étanches et indépendantes les unes des autres. La Police manque de gouvernance ce qui la rend moins lisible, notamment pour le citoyen. Alors que la fonction de chef de la police à l’échelon local était pendant longtemps représentée, y compris au cinéma et dans la littérature, par le commissaire de police, l’incarnation publique de l’institution policière est aujourd’hui diluée. Les grands flics que nous avions connus dans le passé et qui s’exprimaient dans les médias sont aujourd’hui remplacés par les responsables syndicaux, les magistrats et les préfets.

Une grande réforme organisationnelle de la police nationale est alors envisagée pour tendre vers un fonctionnement plus pyramidal et déconcentré.

Ainsi, à partir de 2021, toutes les directions centrales de la police nationale – dont la DCPJ – sont dotées de directions zonales.

Par ailleurs, dès le début de l’année 2020, dans trois départements ultramarins, une nouvelle organisation territoriale est expérimentée. Un directeur territorial de la Police nationale (DTPN) est nommé dans chacun de ces départements afin de regrouper tous les services dans une administration unique. Ce modèle est étendu en janvier 2022 à l’ensemble des territoires d’Outre-mer. Cette évolution se justifiait alors par les nombreuses spécificités de ces territoires et leur isolement géographique.

En métropole, trois départements expérimentent la départementalisation dès janvier 2021 avec la nomination d’un directeur départemental de la Police nationale (DDPN) dans le Pas-de-Calais, les Pyrénées-Orientales et la Savoie. Au début 2022, cette organisation est étendue à cinq départements supplémentaires, avec l’objectif affiché de généraliser cette organisation à l’ensemble du territoire en 2023.

Toutefois, alors que sa vocation est nationale, le projet de réforme n’inclut dans son périmètre la préfecture de police de Paris. Cette particularité parisienne, devrait être traitée après les Jeux Olympiques selon les propos du ministre de l’Intérieur au Sénat. Or, pour qu’elle soit acceptable, la réorganisation doit être géographiquement complète.

Au niveau départemental, tous les services de police doivent être placés sous l’autorité unique du DDPN, dépendant du préfet. Au niveau central, les services de la police nationale seront réorganisés en quatre filières complémentaires entre elles afin de répondre à l’éclatement des missions entre les directions : la sécurité et la paix publiques, le renseignement territorial, l’investigation, et les frontières et l’immigration irrégulière. Ces quatre « métiers », qui doivent être déclinés au niveau zonal, permettent de retrouver une certaine identité et une cohérence d’action pour traiter de manière globale les problèmes de sécurité intérieure.

La DCPJ risque de perdre son efficacité

Les deux axes de la réforme inquiètent les services de la police judicaire. Avec la création d’une « filière investigation » au sein de la police nationale, les effectifs de la DCPJ seront regroupés avec ceux de la direction centrale de la sécurité publique (DCSP). L’objectif est alors de reproduire l’esprit d’unité tel qu’il existe dans la gendarmerie nationale avec la sous-direction de la police judiciaire (SDPJ).

Même si la police judicaire traite de dossiers beaucoup plus graves, complexes et spécialisés que la DCSP, l’unification de la filière investigation peut avoir du sens à l’heure où la criminalité évolue rapidement et où le petit dealer de quartier peut en quelques mois se trouver à la tête d’un réseau. C’est d’ailleurs pour cette raison que la gendarmerie nationale a fait le choix d’une organisation unifiée lorsqu’elle a été confrontée à la criminalité des banlieues en zones rurales.

Cependant, ce qui soulève des interrogations se situe comme bien souvent au niveau des moyens mis à la disposition des effectifs. Ceux de la police judicaire sont satisfaisants et permettent d’obtenir des résultats probants. En revanche, les services de la DCSP sont aujourd’hui engorgés avec parfois plus de 200 dossiers à traiter par officier de police judiciaire, là où ceux de la DCPJ en traitent en moyenne 8 par enquêteur. Ainsi, entre 2010 et 2019, le taux d’élucidation a baissé de 12 points pour les violences non crapuleuses (de 76 % à 64 %), de 15 points pour les violences sexuelles (68 % à 53 %) et de 3 points pour les atteintes aux biens, pour s’établir au niveau très bas de 12 % dans ce domaine (contre 15 % en 2010).

Dès lors, en mutualisant les moyens dans une logique d’échanges bénéfiques entre la connaissance pointue du terrain de la DCSP et l’expertise de la DCPJ, les enquêteurs de la police judiciaire craignent que le haut du spectre soit désormais noyé dans l’immensité des actes infractionnels (2,4 millions de crimes et délits enregistrés par an en moyenne). En s’appuyant sur des enquêteurs compétents du vol de vélo au trafic international de stupéfiants, il y a un risque que le taux d’élucidation des affaires les plus sensibles chute brutalement si cette réforme ne s’accompagne d’aucun effort budgétaire pour renforcer les moyens de la filière.

D’autre part, la départementalisation qui placerait les enquêteurs sous l’autorité du directeur départemental de la police nationale (DDPN), à son tour soumis au préfet, constitue une évolution majeure, source d’importantes inquiétudes. L’échelon départemental semble à bien des égards inadaptés aux missions qui leurs sont confiées. Les brigades du Tigre ont justement été créées pour lutter contre certains types de criminalité dans un cadre géographique étendu. La lutte contre la criminalité la plus grave ne doit pas être corsetés par un cadre géographique trop étriqué : comment lutter contre la cybercriminalité ou contre une filière internationale terroriste à une si faible échelle ?

Par ailleurs, est-ce vraiment déconcentrer l’institution policière que de créer un échelon hiérarchique supplémentaire au niveau du département ? Le fonctionnement de cet appareil administratif mobilisera en effet des moyens en mètres carrés de bureaux, en véhicules, et en personnel de secrétariat, sans supprimer d’échelon.

Alors que nous manquons de recul sur la territorialisation des services expérimentée dans seulement huit départements métropolitains, dont aucun ne dispose des plus grosses agglomérations du pays, le risque de déstabiliser le haut du spectre de la criminalité au profit de la délinquance du quotidien demeure élevé.

Si une réforme globale de la police est nécessaire et que les efforts engagés par le ministre de l’Intérieur sur cette voie ont le mérite de vouloir réveiller une institution parfois trop engourdie, ses modalités doivent être repensées en faisant preuve de davantage de concertation. Ce n’est qu’ainsi que la police deviendra plus performante.