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Changer le rapport de force entre la grande distribution et l’industrie agroalimentaire

Par Frédéric Descrozaille, Député de la 1ère circonscription du Val-de-Marne

Le 18 janvier dernier, l’Assemblée nationale adoptait à l’unanimité la proposition de loi du député Renaissance Frédéric Descrozaille visant à sécuriser l’approvisionnement des Français en produits de grande consommation. Il revient pour la Revue parlementaire sur l’esprit de son texte qui déplait au secteur de la grande distribution.

Le principe de la liberté du commerce et de l’industrie relève de l’une des libertés les plus fondamentales de notre République : la liberté d’entreprendre. Elle implique le droit de créer et d’exercer librement une activité économique dans le domaine de son choix et de la manière que l’on décide (Décret d’Allarde et Loi Le Chapelier, 1791).

Depuis Aristide Boucicaut, fondateur du premier grand magasin, Au bon Marché (1838), jusqu’à aujourd’hui, l’histoire de la commercialisation de masse est passionnante. Le premier libre-service a ouvert en 1948. Le premier Supermarché, en 1957. Et le concept d’Hypermarché, concrétisé en 1963, a été une invention française qui a inspiré bien au-delà de nos frontières : il a agrégé sous une forme unique toutes les innovations antérieures qui ont accompagné les trente glorieuses.

Ce modèle a fonctionné comme un passeur d’une efficacité redoutable : le passeur des gains de productivité de toutes les chaînes de valeur qui y convergent, depuis le producteur jusqu’au consommateur, principal bénéficiaire de cette courroie de transmission.

Il n’est donc pas question d’y porter atteinte. Il est confronté à des défis déjà plus grands que lui : ceux que lui posent les Gafam, le commerce en ligne, révolution numérique.

Mais c’est un modèle qui a pu et qui peut conduire à détruire de la valeur. Représentons-nous la grande consommation et, plus particulièrement, les filières de l’alimentation, comme un sablier : en haut, trois cent trente mille exploitations agricoles, des dizaines de millier d’entreprises de transformation, de conditionnement et d’expédition. Au centre, seulement six acheteurs. Et en-dessous de ces derniers, des milliers de magasins de distribution, pour plus de soixante millions de consommateurs.

L’exercice du pouvoir d’achat par une poignée de géants peut être oppressif. Lorsqu’un seul acheteur est en position de force face à de nombreux fournisseurs, il peut obtenir d’eux le plus bas tarif possible leur permettant de maintenir un accès au marché. Pour passer par ce portillon aussi étroit qu’exigeant, les entreprises qui lui livrent leurs produits sont contraintes d’écraser marges, tarifs et salaires.

C’est donc cela que nous devons avoir à l’esprit : l’équilibre fragile entre, d’un côté, l’efficacité d’un modèle qui généralise l’accès aux produits à des prix toujours plus accessibles et, de l’autre, les emplois et les salaires de ceux qui les produisent, les transforment et les vendent.

Par ailleurs, les Lois Egalim 1 et 2 se sont avérées efficaces pour soustraire les prix agricoles à cette pression généralisée à la baisse, exercée tout au long des chaînes de valeur : mais les industriels s’en sont retrouvés dans une position intermédiaire durcie, traduite par une baisse substantielle de leur excédent brut d’exploitation (EBE). Et, c’est justement grâce à l’efficacité de ces lois, que l’on vérifie dans l’évolution de l’EBE de l’agriculture et de celui de l’industrie, que nous agissons aujourd’hui au-delà de la protection des prix agricoles. C’est ce qui nous pousse à légiférer sur la négociation entre l’industrie et la distribution. En effet, selon un récent rapport de l’inspection générale des finances (IGF) présenté au mois de novembre 2022, l’EBE de l’industrie agroalimentaire a baissé de 16 % entre 2019 et le premier semestre 2022, sous l’effet de la hausse des coûts de production.

Dans ce contexte, la présente proposition de loi, « Sécuriser l’approvisionnement des Français en produits de grande consommation », a pour objet la correction du déséquilibre structurel dans lequel sont placés ces acteurs de l’industrie vis-à-vis de leurs acheteurs. Et, contrairement à ce qui a été dit, elle ne donne le dernier mot ni à l’acheter, ni au fournisseur. Elle fait de la liberté ce qu’elle doit être : l’exercice d’un pouvoir d’agir qui ne doit nuire à personne. Le terme qui caractérise le plus souvent ce maillon de la « grande consommation » est celui de monopsone : en miroir de la notion de monopole, il désigne la position dominante d’un seul acheteur au contact d’un très grand nombre de fournisseurs. Même lorsqu’il s’agit d’un industriel lui-même dominant sur son secteur à l’échelle internationale, la part de chiffre d’affaires que représente son acheteur est souvent dix fois supérieure à celle que représente son propre produit dans le chiffre d’affaires du distributeur.

Il s’agit donc, pour le législateur, de réunir les conditions dans lesquelles les fournisseurs industriels auront moins de difficultés à transmettre une partie de la hausse des coûts qu’ils affrontent, particulièrement forte depuis fin 2021, dans les tarifs qu’ils négocient avec leurs acheteurs de la distribution.

Les distributeurs étant eux-mêmes confrontés à une hausse de leurs charges et habitués à de faibles taux de marge, il doit être considéré l’impact potentiel sur les prix à la consommation de cette possible hausse, qui doit rester modérée, des tarifs en vigueur entre industriels et distributeurs. Les ménages français étant confrontés à une hausse brutale du coût de la vie, il faut évidemment avoir à l’esprit cette incidence à la hausse sur les prix payés dans les magasins. Mais cette priorité donnée à la lutte contre la hausse des prix ne doit pas faire oublier l’enjeu, à plus long terme, de la santé économique de la première industrie de France : l’industrie agroalimentaire. Il en est attendu des investissements lourds dans les transitions numérique et écologique, ainsi qu’une capacité à mieux rémunérer ses salariés : il faut prévenir les situations de fermeture de lignes de production et de chômage technique, les décisions de report ou d’annulation d’investissements, voire les dépôts de bilan.

La France est un pays que caractérise une plus faible variation qu’ailleurs des prix à la consommation, une plus grande habitude des promotions, une moindre rentabilité des investissements et des capitaux de l’industrie des secteurs de la grande consommation, ainsi qu’une férocité plus redoutable de la négociation commerciale. Il revient au législateur d’agir pour tempérer ces caractéristiques et protéger, à moyen et long terme, l’emploi et les capacités d’investissements de la première de nos industries. 

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