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“Défense : face aux projets de l’Allemagne, la France doit garder son indépendance”

Par Cédric Perrin, Sénateur du Territoire de Belfort et vice-président de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat, et Bruno Alomar, Economiste

Avec la guerre en Ukraine, la politique de défense de l’Allemagne a connu un changement radical. À Prague, le 29 août 2022, le chancelier Olaf Scholz a prononcé un important discours, présentant la vision européenne de l’Allemagne, notamment dans le domaine de la défense.

Or de quoi s’agit-il ? Il s’agit, après que l’Allemagne a largement fait rater à l’Europe sa transition énergétique au cours des vingt dernières années, du début de ce qui risque de s’avérer une autre transition ratée, en matière de défense cette fois.

En matière énergétique, les vingt dernières années ont vu l’Allemagne imposer progressivement ses vues dans une Union européenne (UE) au sein de laquelle son influence, fruit d’un travail patient et intelligent, a été grandissante. En 2000, la commissaire européenne à l’Energie, Loyola de Palacio, publiait un livre vert, matrice de l’inscription dans le traité de Lisbonne de 2008 de l’énergie comme compétence partagée entre l’UE et les Etats membres. Une idée et un fait essentiel inspiraient cette approche : l’accroissement, si rien n’était fait, du taux de dépendance énergétique de l’UE à l’égard du reste du monde, faisant peser un risque majeur de souveraineté pour les Européens. L’Allemagne, qui avait choisi le gaz russe dans son modèle de développement, s’était alors élevée contre la Commission. Elle a finalement su imposer son modèle : recours au gaz russe, renonciation au nucléaire civil (2012), mise en œuvre à partir de 2019 sous présidence allemande de la Commission d’un « green deal » largement innervé par sa propre vision interne portée par le puissant parti Vert.

Le résultat de cette approche est, hélas, connu. Pour l’Europe, une dépendance à l’égard de la Russie dont on mesure enfin toute la nocivité. En France, cette approche a alimenté chez les élites dirigeantes amourachées de l’Allemagne l’idée que le nucléaire civil, qui était pourtant l’un des atouts maîtres de notre pays, soutenant la compétitivité de nos entreprises par le faible coût de l’énergie, était finalement dépassé. La filière a été largement abandonnée à elle-même depuis vingt ans, expliquant ses difficultés.

Renforcement du pilier européen de l’Otan

Or voici qu’avec la guerre en Ukraine, cessant de renâcler, l’Allemagne semble se résoudre à vouloir faire de la géopolitique. À cet égard, le discours d’Olaf Scholz est dénué d’ambiguïtés : l’Allemagne entend assumer le premier rôle en matière de défense en Europe. Il faut mesurer le caractère désastreux qu’impliqueraient, après vingt années de transition énergétique sous influence allemande, vingt années de structuration de la défense européenne par Berlin. Désastre pour l’Europe. Car en fait de construction d’une Europe de la défense autonome, maîtresse de ses choix, l’Allemagne - elle n’est pas la seule - n’envisage rien d’autre que le renforcement du pilier européen de l’Otan. C’est le cas au plan décisionnel.

C’est aussi le cas au plan capacitaire. Le chef d’état-major allemand, fidèle à une habitude ancrée que l’on s’obstine à ne pas voir, a déclaré - cela se comprend pour partie - le 12 septembre dernier : « Pas de solution de développement européenne qui au final ne fonctionne pas ». Les embûches que l’Allemagne met à l’ensemble des projets capacitaires européens qui pour Paris devraient être autant de briques de constitution progressive d’une indépendance de l’Europe prennent tout leur sens.

Désastre pour la France. Car il n’est pas tout que l’Allemagne balaie d’un revers de main la vision stratégique portée par la France depuis plus de vingt ans et singulièrement depuis 2017. Il n’est pas tout qu’aucun grand projet commun ne soit évoqué par le chancelier. L’Europe de la défense qu’envisage Berlin, c’est également une Europe qui, après avoir agi - et pour partie réussi - comme un cheval de Troie destiné à saper le nucléaire civil français, aura pour effet de mettre à bas l’un des rares domaines dans lesquels l’industrie française continue de briller : l’industrie de défense. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre la volonté de Berlin d’européaniser les exportations militaires, c’est-à-dire, en bon français, d’en prendre le contrôle au travers d’une UE que contrairement aux Français, les Allemands savent influencer.

Risque d’échec

Enfin et surtout, s’engager dans une Europe de la défense « à l’allemande », c’est prendre le risque de l’échec pur et simple. Car si les armées britanniques et françaises ont leurs faiblesses, ce sont des armées, en termes d’efficacité et de capacités, sans commune mesure avec l’armée allemande. Il ne suffit pas en effet que l’Allemagne ait en volume le plus gros budget militaire européen : le chef d’état-major allemand lui-même, au début de l’invasion de l’Ukraine, prenant acte de l’état désastreux de la Bundeswehr, dont l’avant-dernier ministre en charge était d’ailleurs Ursula von der Leyen, reconnaissait qu’elle ne pouvait rien faire de tangible dans la guerre en Ukraine.

Au cours des vingt dernières années, la France n’a pas su empêcher l’Allemagne d’imposer sa vision énergétique à l’UE. Les Français, et les Européens avec eux, y compris le peuple allemand, vont payer très cher cette erreur. Il est urgent, pour ceux qui tiennent à la construction européenne et à l’avenir de la France, particulièrement liés en l’espèce, de ne pas commettre la même erreur en matière de défense. 

Cette tribune a été publiée dans le Figaro du 9 octobre 2022.