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“Pour défendre ses intérêts, la France doit être en mesure d’avoir des navires plus puissants et mieux armés pour faire face à la résurgence des menaces militaires en mer”

Entretien avec le contre-amiral Marc-Antoine de Saint-Germain

Les espaces maritimes sont des lieux d’activités multiples, mêlant intérêts géostratégiques, économiques et militaires. Particulièrement convoités, ils sont le théâtre d’un regain d’intérêt pour les nombreuses ressources dont ils regorgent. Quel est donc l’usage de mer depuis la fin de la guerre froide ? En quoi est-elle convoitée plus encore que par le passé ? Le contre-amiral Marc-Antoine de Saint-Germain, ancien « Pacha » du Charles De Gaulle, et actuel directeur du Centre d’Etudes Stratégiques de la Marine (CESM) nous dresse un panorama des enjeux maritimes contemporains.

La fin de la guerre froide a marqué le terme des affrontements entre les deux puissances mondiales majeures : les Etats-Unis et l’URSS, dont les affrontements se faisaient sur terre comme sur mer. La mer a-t-elle changée de fonctions depuis ?

La fin de l’URSS a entraîné une chute de l’action militaire en mer, sans avoir pour autant totalement disparu. La période de 1990 à nos jours voit la mer devenir un espace total de liberté, mais où les grandes puissances maritimes restent malgré tout mobilisées, les Américains et les Chinois en particulier, notamment parce que les menaces deviennent hybrides. Je pense notamment à l’attaque suicide par une petite embarcation bourrée d’explosifs de l’USS Cole dans le port d’Aden en octobre 2000. Pour autant, la manière d’appréhender la mer a changé. Elle est devenue essentiellement un espace d’échanges, d’exploitation de richesses (gaz, pétrole) ainsi que de recherche, mais également de pillage (ressources halieutiques), de comportements agressifs sur l’environnement (dégazages en haute mer, pollution plastique, surmortalité des cétacés…). Avec l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, on a assisté à une hyper-maritimisation du commerce mondial. Plus généralement, l’Asie de l’Est est devenue la plaque tournante du commerce maritime. C’est par elle que transitent plus de deux tiers des marchandises mondiales. Les détroits de Formose et de Malacca sont ainsi devenus stratégiques dans le Pacifique, tout comme le canal de Suez.

Ce nouvel espace de liberté comporte également de nouvelles menaces...

Absolument. Si les mers sont devenues un espace d’échanges et de liberté, ceci veut aussi dire que s’y développe tous types de trafics illicites, dont celui de la drogue. Depuis trente ans, il a considérablement grandi, avec notamment l’explosion du narcotrafic par voie maritime, en Atlantique et en Méditerranée en provenance des Caraïbes ou de certains pays du Maghreb, ou en océan Indien en provenance de pays comme l’Afghanistan. À titre d’exemple, 45 tonnes de cocaïne ont été saisies par la France en 2021. C’est une goutte d’eau dans l’immensité de ce trafic, mais cela illustre bien son ampleur, sur tous les continents.

Il y a ensuite l’enjeu de la piraterie, dans certaines zones bien ciblées, particulièrement sur la côte est de l’Afrique, au large de la Somalie, mais aussi au large du golfe de Guinée et en mer d’Indonésie, autour des Philippines et bien-sûr aux alentours du détroit du Malacca. Il appartient aux pays riverains de ces zones de très forte densité de flux maritimes, et aux grandes puissances maritimes mondiales dont la France, de sécuriser ces routes maritimes ou ces passages stratégiques, pour garantir ainsi la pérennité du commerce mondial. Dans l’ensemble, le bilan de la lutte contre la piraterie est satisfaisant là où agit la France, en particulier au large de la Somalie et dans le Golfe de Guinée. Mais ces résultats ne peuvent pas être atteints sans une volonté politique forte des pays riverains de la juguler. Depuis quelques années, le fléau de la pêche INN (illégale, non déclarée, non réglementée) est également un trafic qui met gravement en danger l’équilibre général des ressources halieutiques. Ce phénomène est aggravé par le réchauffement général des mers et océans qui mène à des mouvements globaux des ressources, mettant en danger les écosystèmes des différentes régions maritimes dans le monde, et par conséquent la vie de nombreuse populations qui dépendant exclusivement des ressources alimentaires liées à la pêche.

Avec la diminution, voire l’absence des conflits en mer, on observe paradoxalement un réarmement au niveau mondial en particulier s’agissant de la marine militaire.

L’ampleur du réarmement est en effet considérable et pas seulement chez les grandes puissances maritimes. La Chine par exemple vient de mettre à l’eau son 3ème porte-avions, le Fujian, équipé de catapultes magnétiques comme le dernier-né des porte-avions américains, ce qui révèle sa capacité à combler son retard technologique. Les Russes sont aussi très actifs dans le domaine militaire et opèrent régulièrement des opérations en mer et dans les airs. Depuis 2017, ils envoient d’ailleurs des bombardiers stratégiques et procèdent à des tirs à partir depuis la mer Caspienne par exemple. Ils souhaitent par-là envoyer des messages de puissance. Malgré les succès mitigés de la flotte russe en mer Noire, celle-ci s’est particulièrement densifiée dans la partie orientale de la Méditerranée. Lorsque j’étais au large de Chypre en 2019 sur le Charles De Gaulle, trois frégates russes naviguaient régulièrement à proximité du porte-avions.

Si maintenant on se projette au niveau mondial, il est frappant d’observer l’ampleur du développement de la marine militaire dans nombre de pays. Sur la période 2008-2030, la flotte du Japon a bondi de 28 %, celle de l’Inde, de 40 % et plus spectaculaire encore, celle de la Chine, avec une croissance de 138 %. Enfin, pour revenir en Méditerranée orientale, nous pouvons mentionner la Turquie, dont la flotte a augmenté sa capacité de 32 % et surtout Israël, qui a développé sa flotte de 138 %, en 14 ans seulement.

Comment peut-on expliquer un tel phénomène ?

Depuis une trentaine d’années, la force du droit régissant les rapports entre les Etats a diminué en importance et a été fragilisée par des pays qui ont décidé que les rapports de force redevenaient un paramètre de régulation, arguant notamment du fait que les Occidentaux n’étaient eux-mêmes pas exemplaires dans ce domaine. D’autres nations d’une moindre envergure souhaitent démontrer à leur tour que c’est d’abord par le rapport de force et non par le droit qu’elles pourront s’affirmer dans le concert des nations. De fait, les menaces militaires sur des zones maritimes ressurgissent et certains pays veulent se réarmer pour faire face à certains pays qui revendiquent leur souveraineté sur des ces espaces maritimes suivant le principe du fait accompli. Le meilleur exemple en la matière est celui de la mer de Chine méridionale que la Chine veut « privatiser » contre les règles du droit de la mer, et en particulier de Taïwan que la Chine souhaiterait ramener dans son giron. Une ambition qui est certainement à l’origine du réarment du Japon, ou encore de la Corée du Sud. Le très fort développement de la flotte chinoise est probablement une source d’inquiétude supplémentaire pour ces pays. D’ailleurs, les Etats-Unis en ont pris acte dès 2008, en retirant l’essentiel de leur flotte du Golfe arabo-persique pour se recentrer dans le Pacifique dans un mouvement de pivot vers l’Asie. Pour la France dans ce contexte, la question de la souveraineté de ses DROM-COM dans l’Indopacifique est majeure.

Quel est justement le positionnement de la France dans ce panorama complexe ?

Au niveau mondial, la France possède 35 navires déployés dans le monde entier, dans tous types de missions : surveillance, protection de nos territoires métropolitain et ultra-marins, lutte contre la piraterie, projection de forces ou de puissance militaire à partir de la mer, mission permanente de dissuasion nucléaire... Nos deux grandes forces sont indéniablement nos sous-marins nucléaires et notre porte-avions à propulsion nucléaire, le Charles De Gaulle. Celui-ci nous permet de mener des opérations de très longue durée et peut parcourir jusqu’à 1 000 km par jour, il avait été un appui important lors des conflits récents en Afghanistan, en Libye ou en Syrie et en Irak. Vecteur d’une volonté politique forte et significative, il nous permet d’entraîner les Européens lors d’opérations de déploiement aéronavales. À ces occasions – comme en 2019 – il y a systématiquement des Britanniques – qui ont désormais deux porte-avions – des Allemands, des Italiens, des Belges, des Danois, mais également des Australiens ou des Américains, qui mènent avec nous des actions militaires pendant plusieurs mois, en fonction des intérêts stratégiques partagés. Ces alliances de circonstances se mettent en place pour défendre des intérêts communs dans des régions sous tension face à des compétiteurs puissants, et le porte-avions répond à cela. Le Charles De Gaulle est par conséquent un outil de puissance stratégique et militaire majeur pour la France.

Quels sont les grands axes de travail pour la Marine nationale d’ici 2030 ?

La Marine nationale est en plein renouvellement depuis une dizaine d’années, un processus qui devrait être achevé d’ici 2030. Les domaines en cours de modernisation sont en particulier la réactualisation de nos systèmes de combat, le développement des drones mais aussi le remplacement des frégates et des sous-marins, ou encore des moyens de surveillance, d’analyse et d’action qui doivent nous permettre de mieux connaître les fonds marins. Les rapports de force étant appelés à s’accroître dans les mois à venir, la France aura plus que jamais besoin d’une marine moderne et équipée pour défendre ses intérêts face à ses concurrents. Dans les années 1990, nous effectuions des missions de surveillance, à bord de navires aux normes civiles et à peine armés. Aujourd’hui, pour défendre ses intérêts, la France doit être en mesure d’avoir des navires plus puissants et mieux armés pour faire face à la résurgence des menaces militaires en mer. 

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