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Chlordécone aux Antilles : la justice donne raison (en partie) aux victimes

Après plusieurs années de procès, la justice administrative a tranché : les services de l’Etat avaient bien une responsabilité dans l’usage de ce pesticide. Toutefois, les victimes ne seront pas indemnisées.

La décision du tribunal administratif, publiée le 24 juin dernier et reconnaissant les « négligences fautives » de l’Etat dans l’usage de la chlordécone a été saluée par l’ancien député PS de Martinique, Serge Letchimy, dans un communiqué : « Cette décision de la justice administrative doit pouvoir augurer d’un début réel de reconnaissance des dégradations considérables pour la santé des Martiniquais et des Guadeloupéens concernés par l’empoisonnement à la chlordécone ». Une décision qui fait suite à plusieurs plaintes contre ce produit nocif pour la santé. Le reproche principal fait par la partie plaignante, est que le produit, interdit d’usage en France en 1990 fut utilisé dans les champs de bananes dans ces deux départements d’Outre-mer jusqu’en 1993. Le tribunal a reconnu que « les services de l’Etat ont commis des négligences fautives en permettant la vente d’une même spécialité antiparasitaire contenant 5 % de chlordécone », en homologuant ce pesticide, sans préalablement « établir, dans les conditions prescrites, son innocuité sur la santé de la population », mais encore « en autorisant la poursuite des ventes au-delà des délais légalement prévus ».

Une population gravement atteinte

Serge Letchimy peut paraître sévère lorsqu’il parle « d’empoisonnement à la chlordécone » mais celui qui a présidé une commission d’enquête sur l’indemnisation des victimes du chlordécone* sait de quoi il parle. Les résultats sont accablants : plus de 90 % de la population adulte en Guadeloupe et en Martinique serait contaminée par ce pesticide selon Santé publique France. Une contamination qui serait à l’origine de nombreux cancers de la prostate. Les populations antillaises présentent aujourd’hui un taux d’incidence du cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde constate les scientifiques. Une expertise de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), publiée en juin 2021, a confirmé une « présomption forte d’un lien entre l’exposition à la chlordécone et le risque de survenue de cancer de la prostate ». En décembre 2021, le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, Julien Denormandie, faisait reconnaître le cancer de la prostate comme maladie professionnelle dans ces deux départements.

Une décision judicaire source d’amertume

Les plaignants restent dans l’ensemble insatisfaits de la décision du tribunal administratif de Paris, qui n’a répondu que partiellement à leurs requêtes. Les associations à l’origine de cette action collective, réclamaient en effet l’indemnisation de 1 214 requérants, à la hauteur de 15 000 euros chacun. Mais les magistrats ont estimé que « les requérants ne font état d’aucun élément personnel et circonstancié permettant de justifier le préjudice d’anxiété dont ils se prévalent » et n’établissent pas de manière suffisante « qu’ils auraient été exposés à un risque significatif de développer l’une des pathologies graves » causées par l’utilisation de ce pesticide. L’avocat des requérants a fait appel et les victimes restent combattifs. Et pour Serge Letchimy cette décision « ne constitue pas l’aboutissement de notre combat ». Les « batailles qui nous attendent sont encore nombreuses, pour que la justice passe, pour que soient reconnus les préjudices causés sur l’environnement, sur notre santé et que soit mis en place une véritable politique de réparation à l’endroit des victimes » a-t-il ajouté. Même ton pour le député PS de Guadeloupe, Elie Califer, saluant un pas important, qui appelle désormais « à une véritable prise de responsabilité et une indemnisation des victimes à la mesure du drame et des préjudices subis ».

La procédure au pénal

Une procédure pour mise en danger de la vie d’autrui et administration de substance nuisible avait déjà été déposée en 2006 pour dénoncer l’usage de ce pesticide. Depuis 2008, le pôle santé du tribunal judiciaire de Paris était en charge d’une information judicaire. Mais deux mois plus tard, les juges avaient fait part à plusieurs parties civiles de la prescription « de la grande majorité des faits dénoncés » et ce, dès le dépôt des plaintes, en 2006. Le 25 mars dernier, les juges du tribunal judiciaire de Paris ont annoncé leur intention de clore le dossier, sans prononcer de mise en examen, l’orientant vers un possible non-lieu, provoquant une série de manifestations en Guadeloupe et en Martinique. Les difficultés ne sont donc pas prêtes d’être résolues dans ce qui s’apparente à une véritable affaire sanitaire. 

* Commission d’enquête sur l’impact économique, sanitaire et environnemental de l’utilisation du chlordécone et du paraquat comme insecticides agricoles dans les territoires de Guadeloupe et de Martinique, sur les responsabilités publiques et privées dans la prolongation de leur autorisation et évaluant la nécessité et les modalités d’une indemnisation des préjudices des victimes et de ces territoires – Rapport n° 2440, rapporteure Justine Benin (MoDem et apparentés, Guadeloupe) – 26 novembre 2019

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