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Guerre en Ukraine : “Nous vivons une revanche, une vengeance de l’histoire, de la géographie”

Par Alain Bauer, Professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM)*

Rien ne saurait excuser l’attaque préméditée du pouvoir russe contre l’Ukraine. Mais dénoncer ne suffit pas à analyser, à comprendre et, surtout, à réagir. Le triptyque habituel des imprécations, incantations et lamentations ne sert jamais qu’à masquer l’impuissance politique.

En matière de relations internationales, de même que dans les affaires criminelles ou terroristes, ce qui semble nouveau se révèle souvent être ce qui a été oublié.

L’amnésie est devenue notre principale ennemie. Nous oblitérons peu à peu l’histoire, la géographie, la perspective et nous découvrons que le présent reste brutal.

Tout au long des dernières décennies, la guerre roda. Sur des champs variés et sous des formes diverses qui vont de la confrontation classique à l’innovation hyperterroriste. Jusqu’à ce qu’au sens strict du conflit armé opposant deux nations, l’agresseur frappant aussi les villes, elle accomplisse son retour au cœur du Vieux Continent. Et qu’elle mette fin à une parenthèse enchantée d’un demi-siècle.

Nous vivons une revanche, une vengeance, de l’histoire et de la géographie.

Interloqués, nous relisons les essais théoriques sur la guerre : Ratzel et la lutte pour l’espace vital, Mackinder et la centralité du pivot mondial, Schmitt et la nécessité de désigner l’ennemi, Mahan et la prédominance des axes maritimes, Fuller et la supériorité de la Blitzkrieg. Sans oublier les Français : Aron pour qui il n’existe pas d’instance supérieure aux États puisque chacun d’eux est détenteur du monopole de la violence légitime et, en l’absence d’arbitre suprême, dispose du droit d’y recourir. Et pour qui : « Tout changement dans le système international entraîne un changement des relations internationales » ; ou Duroselle qui s’attache à discerner le rôle des idées et des régularités sur la scène internationale en concluant des inévitables confrontations que : « Tout empire périra ».

Nous relisons leurs successeurs qui tâchent de renouveler le genre à la lumière de l’effondrement du communisme. Certains décrivent les effets du phénomène : Luttwak au sujet des différents niveaux de stratégie ou Nye relativement au soft power. D’autres s’efforcent de le décrypter. En 1992, s’inspirant des thèses de Kojève, Fukuyama déclare que la « fin de l’histoire » est advenue avec la victoire idéologique du libéralisme occidental dont la suprématie ne signifie pas pour autant l’absence de conflits. En 1996, Samuel Huntington annonce le « choc des civilisations », considérant qu’après avoir été prédatrices puis idéologiques, les guerres futures verront s’affronter quelques grands blocs déterminés par leur identité cultuelle et culturelle. En 1997, Brzezinski dessine le « grand échiquier » dont dépendrait un monde fondé sur la prépondérance des Etats-Unis alliés à l’Europe, riche mais impuissante. Le même avait indiqué qu’il fallait détacher l’Ukraine de la Russie car ensemble elles formaient un Empire alors que séparées, elles n’étaient plus que des États. Et lancé ce qui allait devenir le bourbier afghan.

Pendant vingt ans, Vladimir Poutine n’aura cessé de prévenir qu’il ferait tout pour desserrer ce qu’il considère être une prise en étau. Il s’en indigne lors de son discours à Munich, en février 2007, lors de la Conférence sur la politique de sécurité. Vindicatif, il accuse les États-Unis de « sortir de leurs frontières dans tous les domaines », de mettre en péril la « sécurité de tous » ainsi que « le droit international », de mener dangereusement une « course aux armements » et de rendre le monde « moins fiable » qu’il ne l’était sous la Guerre froide. Après avoir commencé à moderniser son armée, déstabilisé ses adversaires sur le terrain de la cyberguerre, atténué l’effet des sanctions en se rapprochant de son autre ami/ennemi qu’est la Chine, et attendu le moment décisif, il aura décidé par lui-même de passer à l’offensive.

Pour le monde occidental, le recours à la violence est l’ultime signal de l’incompétence. Il n’en est rien dans l’univers slave qui y voit un moyen convenable au regard des fins recherchées. On se rappellera de Grozny.

Depuis 2013, la Russie use et abuse de la « guerre hybride ». Annulant la distinction entre temps de paix et temps de guerre tout en combinant le hard et le soft power, ce concept stratégique permet au Kremlin de tester les postures et les réactions du camp occidental dont l’apathie l’encourage, au coup suivant, à la surenchère. On le doit au général Valeri Guerassimov, mais il s’inscrit dans une longue filiation. Il naît avec la dimension particulière de la stratégie de l’Empire byzantin, à celle « tellurique » que Tolstoï prête à l’âme russe dans La physiologie de la guerre, Napoléon et la campagne de Russie et connaît une première ébauche dans L’évolution des conflits, le recueil de 1920 du général Alexandre Svechin. Il hérite aussi de la doctrine Primakov qui a guidé la politique étrangère russe pendant plus de deux décennies. Né à Kiev, ministre des affaires étrangères puis Premier ministre de 1996 à 1999 sous la présidence Eltsine, Evgueni Primakov postule qu’un monde unipolaire dominé par les États-Unis est inacceptable, que la Russie doit contrebalancer en favorisant l’émergence de nouvelles puissances telles que la Chine ou l’Inde, garantir sa primauté et maintenir son contrôle sur l’espace post-soviétique, s’opposer à l’expansion de l’OTAN.

En adoptant l’axe politique de la doctrine Primakov, la confrontation avec l’Occident, la doctrine militaire Guerassimov la maximalise. En l’appliquant au terrain de la guerre, elle affirme l’importance des outils hybrides tout en les cantonnant à leur valeur instrumentale et en gardant la puissance militaire comme indispensable catalyseur : les armes nucléaires restent la garantie ultime de l’indépendance stratégique. Il est ainsi possible de conduire avec succès une bataille malgré la menace du feu nucléaire et en prévenant l’escalade.

Les mises en œuvre de la doctrine Guerassimov, de la Géorgie en 2008 à la Syrie à partir de 2015 en passant par l’Ukraine depuis 2014, ont été calibrées pour écarter toute prise de risque excessive. Le test géorgien ayant montré que l’outil conventionnel était dépassé en termes de technologie, de communication et de maîtrise de la complexité, la Russie a lourdement investi, quoique de manière ciblée, pour tenter de combler son retard. Les dirigeants actuels semblent davantage influencés par l’exemple de la Crimée, mais le modèle qu’ils retiendront in fine revêtira des conséquences cruciales pour l’avenir du monde sous le regard attentif de la Chine.

Depuis 1989, la Russie se bat sur deux fronts. Au plan extérieur, Moscou a tenté de limiter les dégâts du moment unipolaire de l’après-guerre froide, au cours duquel son rôle dans l’arène internationale a subi une marginalisation sans précédent. Le Kremlin s’est efforcé continuellement de faire tendre l’ordre international vers la multipolarité, afin de s’assurer un rôle dans le concert des grandes puissances. Dans le même temps, la compétition avec l’Occident s’est déroulée sur la scène intérieure. Selon Moscou, l’Occident, depuis la fin de l’Union soviétique, a essayé d’imposer à la Russie ses valeurs, perçues comme un outil de subversion géopolitique. Ainsi, le Kremlin a considéré la compétition extérieure et la compétition intérieure comme deux aspects d’un même affrontement géopolitique mondial avec l’Occident.

Cependant, la compétition stratégique avec l’Occident a connu, avec l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir une escalade constante, passant de la confrontation à la guerre, au sens littéral du terme. Et sur le sol européen.

La guerre s’est donc avérée totale. Avant la guerre, pendant la guerre, une même poursuite a animé et continue d’animer cette conflictualité radicale.

Nous avons déjà perdu la paix. Il est temps de se préparer à gagner la guerre qui revient. 

* Auteur avec Olivier Entraygues de « La Guerre qui revient » - Collection « Placards et libelles », éditions du Cerf.