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Ukraine/Russie : “Quand on impose des sanctions à un pays avec lequel on a des relations économiques importantes, les conséquences peuvent être lourdes pour nos économies, nos entreprises ou nos consommateurs”

Entretien avec Sylvie Matelly, Directrice adjointe de l’IRIS, économiste

Quelles sont aujourd’hui les sanctions économiques qui visent la Russie ? En quoi consistent-elles ?

Ce sont des sanctions économiques et financières. Elles sont assez similaires aux sanctions qui avaient été prononcées en 2014 lors de l’invasion de la Crimée par la Russie, avec peut-être, une plus grande sévérité mais surtout une coordination et une détermination sans précédent des pays européens, unis face à cette guerre, des Etats-Unis et des alliés. De même, certaines lignes ont, à la différence de 2014, été franchie. Je pense notamment au blocage et à l’interdiction d’accès au système Swift pour les banques russes, ce qui n’avait pas été fait en 2014.

Quels sont leurs effets sur l’économie russe ? Ces sanctions sont-elles efficaces ?

Les sanctions visent à handicaper l’économie russe en espérant que les conséquences sur la population et les oligarques du régime pousseront Vladimir Poutine à renoncer à son offensive.

Et les effets de ces sanctions se font déjà ressentir. C’est plus brutal et plus rapide qu’en 2014 où non seulement il avait fallu attendre pour voir des effets nets sur l’économie russe mais aussi où les conséquences des sanctions s’étaient étalées sur plusieurs semaines. Cette fois-ci, dès le week-end suivant l’invasion et quelques jours à peine après les annonces de sanctions, le cours de la valeur du rouble s’est effondré. Cette situation peut s’expliquer en grande partie par des anticipations de la part des marchés financiers qui ont été différentes de celles qu’ils avaient pu faire en 2014.

A croire que la détermination du « camp occidental » et même au-delà – Etats comme entreprises - a été convaincante et les marchés ont parié sur une efficacité des sanctions. C’est ce pari qui en retour pourrait bien les rendre effectivement efficaces, l’avenir nous le dira. Ce sera aussi une leçon à tirer quant aux modalités des sanctions et à l’importance de convaincre les opérateurs financiers. En effet, rappelons que les marchés financiers évoluent au gré d’anticipations qui deviennent souvent des prophéties autoréalisatrices. L’économiste John Maynard Keynes comparait ces marchés à un concours de beauté. Concrètement, aujourd’hui, les opérateurs financiers anticipent un défaut de paiement de la Russie (Etat, entreprises ou banques) à cause de la fuite massive des capitaux et des devises que ne parvient pas à enrayer la banque centrale. Malgré le relèvement plus que significatif qu’elle a opéré de ses taux directeurs ou le contrôle des changes et des capitaux, la valeur du rouble ne se redresse pas !

Cette situation a aussi des conséquences pour les consommateurs et les citoyens russes puisqu’il vient renforcer une inflation qui était déjà forte. La baisse du rouble en effet renchérit le coût des importations et par conséquent, les achats des consommateurs. L’économie russe est une économie rentière donc qui produit peu au-delà de l’énergie et de certains produits agricoles. La plupart des biens de consommation courante sont importés. La baisse du pouvoir d’achat et du niveau de vie est un sujet sensible en Russie en ce moment et déjà à cause de l’inflation.

Mais alors ces sanctions ne vont-elles pas trop loin ?

Il est certain que ces sanctions vont affecter l’économie russe et avec elles la population de ce pays qui n’est pas responsable de ce qui se passe, subit déjà ce régime depuis des années et traverse périodiquement, depuis des décennies, de graves difficultés économiques. Pourtant, il n’est pas exclu que cette même population soit en colère contre ceux qui la sanctionne à savoir les pays occidentaux. C’est souvent ce qui se passe lorsque des sanctions sont imposées à un pays et qui est qualifié comme un ralliement autour du drapeau (rally around the flag). Le sentiment patriotique domine alors la contestation des décisions graves des dirigeants. C’est ce qui s’est passé en 2014 et Vladimir Poutine a gagné en popularité suite aux sanctions qui venaient condamner l’invasion de la Crimée. De ce point de vue, en prenant ce risque, la question que vous posez est juste car in fine, les sanctions se révèlent contre-productives. Un moyen d’éviter ou au moins de limiter ce type de réactions serait d’instaurer des sanctions multilatérales c’est-à-dire que ce soit la communauté internationale dans son ensemble qui décide de sanctions. Cela apparaîtrait de fait bien plus légitime que lorsque c’est un pays ou un groupe de pays qui se l’autorisent surtout que la sanction est un instrument qui n’est quasiment utilisé que par les pays occidentaux, Etats-Unis en tête et qui est parfois mal compris par les autres pays qui l’interprète comme l’instrumentalisation abusive d’un pouvoir excessif. Concrètement, imposer des sanctions multilatérales signifie que ce soit l’ONU qui les propose. Or, à l’ONU, c’est le Conseil de sécurité qui détient cette prérogative avec de fait, un droit de veto accordé à 5 pays, les 5 membres permanents de ce même Conseil… Imposer des sanctions multilatérales à la Russie est donc impossible et questionne une fois de plus sur ce « pouvoir démesuré » dont disposent certains pays ou sur l’indispensable réforme de l’ONU.

Au-delà de toutes ces considérations, un autre argument vient questionner la limite de ces sanctions, c’est celui des rétorsions que pourrait planifier le président russe contre ceux qui le sanctionne. Suivant ce qu’il décidera, cela pourrait coûter cher à nos économies. Quand on impose des sanctions à un pays avec lequel on a de fortes relations économiques, les conséquences peuvent être lourdes pour nos entreprises. Si les Russes ne peuvent plus acheter à nos entreprises qui commercent avec la Russie, ce sont elles qui vont en payer le prix. D’un point de vue économique, on peut effectivement se poser la question de savoir si on ne va pas trop loin.

Il faut toutefois voir plus loin et bien garder en tête qu’après 1945, tout un corpus du droit international a été mis en place pour éviter une nouvelle guerre mondiale, protéger les populations contre des tortionnaires et encadrer, autant que faire se peut, les pratiques de la guerre… En envahissant un pays souverain, en utilisant des armes léthales contre des populations civiles, Vladimir Poutine viole l’ensemble de ces principes. Doit-on fermer les yeux sur ce « flashback », oublier le précédent que cela constitue pour l’avenir des relations internationales parce que ça coûte trop cher ?

Par ailleurs, nul ne sait à ce stade quelles sont les limites de ses ambitions. Jusqu’où compte-t-il aller ? Ne pas réagir lui donne quasiment carte blanche pour la suite. La Moldavie et la Géorgie sont, à juste titre, inquiètes, la Pologne et les Pays Baltes également. Ne devrions pas l’être nous-aussi ?

Petit rappel enfin, la sanction économique est un instrument employé pour éviter l’intervention militaire qui dans le cas présent, serait très dangereuse, voire fatale pour la sécurité mondiale. Va-t-on trop loin avec ces sanctions ? A ce stade, je n’en sais rien.

Y’a-t-il des risques pour l’économie française ?

Oui, sans aucun doute. Quand on impose des sanctions à un pays avec lequel on a des relations économiques importantes, les conséquences peuvent être lourdes pour nos économies, nos entreprises ou nos consommateurs, c’est évident.

Ces risques se matérialisent à plusieurs niveaux :

D’abord peut-être, ceux directement liés aux sanctions. Toutes les entreprises travaillant avec la Russie vont être affectées par la situation et les sanctions mais les petites et moyennes entreprises vont en subir encore plus fort les conséquences. L’arrêt du système Swift par exemple est un coup dur pour ces dernières puisque ce système leur permettait de sécuriser leurs paiements. A partir du moment où des banques Russes en sont exclues, travailler avec des russes devient quasiment impossible. Cela explique les réticences de départ de l’Allemagne et de l’Italie à mettre Swift dans la balance au regard du nombre de leurs PME et PMI qui commercent en Russie. Certaines de ces entreprises sont déjà en difficultés et cette situation pourrait provoquer des faillites.

Le deuxième niveau de conséquences économiques va dépendre de la durée de ces sanctions et de l’instabilité géopolitique induite. Les crises géopolitiques et a fortiori les guerres ont pour conséquence directe l’augmentation du prix des matières premières (énergie et produits agricoles en tête). Cette situation est redoutée par un certain nombre de pays. L’Algérie par exemple s’est inquiétée de la hausse du prix du blé. Souvenons-nous que le printemps arabe a commencé par la hausse des prix du pain. Concrètement donc, effet inflationniste va renchérir notre essence, certains produits alimentaires et probablement au-delà.

Le troisième niveau est celui des sanctions que va imposer la Russie. Or, sur ce dernier élément, on peut être surpris que la Russie n’ait toujours rien annoncé. Vladimir Poutine se réserve-t-il le droit d’imposer ses sanctions plus tard ou estime-t-il que cela lui coûterait plus cher que cela ne le lui rapporterait d’imposer des sanctions ? Je ne sais pas.

Reste que les secteurs les plus touchés sont l’agriculture et l’agroalimentaire, le secteur aéronautique et le secteur automobile. 

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