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Écrire au président - Enquête sur le guichet de l’Élysée

Un millier de lettres, plus encore en temps de covid, sont envoyées quotidiennement au chef de l’État. Qui sont les Français qui s’adressent ainsi au président ? Que lui écrivent-ils et pourquoi ? Des interpellations véhémentes ou menaçantes aux requêtes désespérées, en passant par l’expression de revendications ou de positions politiques, ces missives révèlent quelque chose de l’opinion en même temps qu’elles véhiculent une vision de la fonction présidentielle. Si certaines sont bien acheminées sur le bureau du chef de l’État, quand la plupart sont orientées vers les administrations compétentes ou reçoivent des réponses types, toutes les lettres sont préalablement triées et soupesées, transformées en chiffres, en graphiques et en tableaux. Les courriers jugés représentatifs deviennent l’une des fenêtres par lesquelles un président de la République peut jauger les protestations, évaluer sa popularité et le consentement de ses concitoyens aux politiques qu’il conduit. En pénétrant dans le Service de la correspondance présidentielle et en accédant aux courriers adressés aux présidents de la République, principalement sous François Hollande, mais aussi sous Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron et, indirectement, sous François Mitterrand, cette enquête de sociologie politique offre une analyse inédite de certains rouages de l’Élysée. À côté d’autres moyens de mesure de l’opinion que sont les manifestations, les débats médiatiques, les sondages ou les réseaux sociaux, les lettres au président permettent d’appréhender ce que celui-ci pourrait potentiellement savoir de ce que vivent et pensent « les Français ». © La Découverte

Auteurs : Julien Fretel, Michel Offerlé*

*Julien Fretel est professeur de science politique à l’université Paris 1-Panthéon Sorbonne ; il a notamment codirigé « L’Entreprise Macron » (PUG, 2019). Michel Offerlé est professeur émérite de sociologie du politique à l’ENS-Ulm (Centre Maurice Halbwachs) ; il a récemment publié « Ce qu’un patron peut faire » (Gallimard, 2021) et, sous sa direction, « Patrons en France » (La Découverte, 2017).

Des stocks et des flux

Le matin, les camionnettes de la poste centrale du VIIIème arrondissement de Paris franchissent le portail du 11, quai Branly, situé dans le VIIème. C’est en effet au domicile officiel du président de la République, Palais de l’Élysée, 55, rue du Faubourg-Saint-Honoré 75008 Paris, que peut lui être adressée une correspondance de tous ordres (lettres, paquets, etc.). Jusqu’à 20 grammes par pli, l’achemine ment postal est gratuit. Le courrier est relevé deux fois par jour dans une grande halle où travaillent les collaborateurs techniques du service tri-orientation. L’ensemble est passé au balayage à rayons X d’un scanner, comme dans les aéroports, certaines administrations ou entreprises, afin de détecter tout objet suspect, explosifs, balles, produits toxiques (en particulier l’anthrax). Des casiers, de grandes bannettes rectangulaires blanches ou orange, des tampons dateurs pour enregistrer la date et l’heure de réception, des blouses et des gants bleus pour trier. Et désormais des masques. [… ] Une fois sécurisé et ouvert, le courrier papier est immédiatement classé dans des casiers par des agents administratifs, principalement des femmes ayant un profil de catégorie C, et ensuite réparti dans les différents services du SCP. [… ]

[… ] Le SCP est un service élyséen peu (re)connu. Il comprend environ un dixième du personnel qui travaille à la Présidence. Les rédacteurs, ces plumes de la cale, moins valorisés que ceux qui écrivent les discours de Dakar, de Grenoble, de Nice ou de la Sorbonne, sont là pour lire, classer, faire entrer dans une catégorie de classement bureaucratique, ventiler et rédiger. Ceux qui répondent aux requêtes doivent mettre leur sensibilité, leur tact politique et leur talent littéraire au service d’une forme d’assistanat social, quand ceux qui les font remonter au PR ou plutôt à son cabinet sont davantage tenus de taire leurs affects, leurs opinions et leurs aspirations, en espérant que leur dévouement sera apprécié. Ce service où l’on peut difficilement rester indifférent à la misère du monde qui y converge dans toute sa brutalité et sa crudité (« Ici, on mesure la rage, la détresse, l’espoir, et c’est important de faire remonter cela1 », « C’est poignant ») est pourtant peu l’objet de gratifications symboliques. Le nouveau président vient y rendre une visite au début de son quinquennat, mais, nous le verrons, le capteur que constitue ce matériel qualitatif, la plupart du temps d’origine spontanée, sans mobilisation collective, entre en concurrence inégale avec le service de communication du Palais qui utilise d’autres sources et ressources, presse, émetteurs d’opinion, réseaux sociaux, voire majoritairement, sous Nicolas Sarkozy, sondages, pour décrypter ce que« pensent les Français », comment et autour de quoi se construit l’opinion. [… ]

Le Bureau d’analyse

Dès notre arrivée sur le « terrain », un bureau nous a été généreusement attribué par le chef de service du SCP. Identifiés comme politistes, nous avons été mis dans la même pièce que deux des agents du Bureau d’analyse. Le Bureau d’analyse [… ] est une nouveauté du SCP sous François Hollande. Il est dédié au traitement et à l’analyse des courriers d’opinion. Ses agents, au nombre de quatre, sont ainsi dispensés d’apporter des réponses types, tâche qui peut être très rébarbative quand les scripteurs sont des inconnus, pour se concentrer sur ce que disent les Français quand ils écrivent et expriment leurs « opinions » au président de la République. À l’image de collaborateurs d’élus, ils ont pour tâche d’informer le chef de l’État. La différence, c’est qu’ils n’ont pas le privilège de le côtoyer.

L’ambiance y est assez détendue. Le jeune personnel paraît retirer du plaisir et de l’intérêt à se trouver à lire de la matière politique. Quoi de mieux en effet comme premier emploi que de travailler à l’Élysée et de poursuivre d’une façon aussi continuée des études de sociologie politique qu’on a tant appréciées ? La cadence est intense, même si, au moment de nos observations, la décision de François Hollande de ne pas briguer de second mandat a fortement ralenti le flux des courriers. Au reste, le début du printemps 2017, avec l’élection présidentielle qui se profile, est consacré à rédiger des synthèses générales et thématiques du quinquennat. Le jeune âge et la disponibilité biographique relative de ces jeunes gens plus qu’attachants doivent leur permettre d’encaisser parfois des charges de travail élevées, d’être d’astreinte périodiquement et de faire face à des « rush » comme ceux rencontrés lors des attentats du Bataclan. [… ]

Quand un courrier farfelu atterrit sur leur bureau, il offre l’occasion de décompenser d’une autre façon que par la nourriture élyséenne. En ce cas, on le fait circuler, on le colle au mur éventuellement [… ]

Il arrive que l’émotion advienne quand une mère ou une épouse écrit de manière poignante pour supplier que soit enfin voté le droit de mourir dignement après l’agonie sans fin et sans pitié de son mari ou de son fils. « Ça met des poils dans le dos », nous a dit l’un des analystes pour qui la misère du monde n’est pas seulement le titre de l’ouvrage du Pierre Bourdieu, mais surtout une réalité qu’il souhaiterait qu’on comprenne et à laquelle il aimerait qu’on apporte un secours. Les semaines se suivent et se ressemblent néanmoins. Il faut chaque jour lire tout ce qui concerne les « opinions », vérifier que des lettres susceptibles d’en véhiculer ne se soient pas égarées dans d’autres services, s’assurer que derrière des courriers qui s’apparentent ne se profile pas une pétition qui demande un autre traitement. Il s’agit d’extraire les plus saillantes ou les plus en phase avec l’actualité. Le vendredi soir, il faudra avoir effectué la sélection des courriers que lira le président, en l’accompagnant d’une synthèse qui doit être claire, synthétique, sans faute, proportionnée à ce qui a été reçu.

La cheffe de bureau passera au crible ce que les analystes ont compilé. Elle modifiera, ajoutera, retranchera. Entre-temps, le cabinet aura demandé des notes plus précises sur des courriers traitant de sujets en particulier. Parfois, une demande vient du secrétariat général ou du directeur de cabinet, que le président le sache ou non : il faut rassembler tous les courriers qui portent sur la cravate de François Hollande, « sinon, il ne nous écoutera pas », leur dit-on sans autre explication, sur ses montures de lunettes dont des téléspectateurs ont remarqué qu’elles n’étaient pas « made in France ». [… ]

Écritures patronales

Les courriers émanant des patrons de toutes envergures ont cet avantage de présenter le nuancier des possibles épistolaires pour une catégorie sociale. Le patron dit qu’il est « patron », précise bien souvent son secteur d’activité, le nombre de ses salariés, voire son chiffre d’affaires avant d’exposer sa demande, ses griefs ou ses conseils. En revanche, il est impossible de repérer dans la masse des autres courriers ceux qui émanent de chefs d’entreprise. Cette correspondance patronale rentre dans les trois rubriques de classement du service : courrier réservé, opinions et requêtes.

Dans l’échantillon de quelque 230 courriers petits patronaux que nous avons sélectionnés sous le quinquennat Hollande, il s’agit principalement d’hommes (aux deux tiers), mais certaines femmes écrivent pour leur conjoint. Il est difficile de les situer plus précisément : peu donnent leur âge (un peu moins de 20 %), presque aucun leur diplôme. La plupart d’entre eux se présentent comme artisans, TPE, voire PME, sans spécifier systématiquement le nombre de salariés ou le chiffre d’affaires. Ces patrons qui appellent à l’aide et formulent des requêtes sont surtout des patrons de petites entreprises, de bars, hôtels et restaurants, des transporteurs et des patrons du bâtiment. Ils ont rarement plus de 50 salariés, comme plus de 95 % des entreprises françaises. Ces petits patrons requérants sont souvent des patrons précaires, des malgré-nous de l’entreprise, pour qui leur affaire a été un moyen d’échapper au salariat, mais qui présentent tous les signes de la fragilité. Un petit nombre présentent aussi les signes de la dysorthographie [… ]

Nombreuses sont les expressions de détresse petite patronale qui sont assorties de mises en cause véhémentes des responsables de la misère des patronats. En tête, les banques, ma banque, mon banquier : « aucune banque ne me suis dans mon projet », « les banques continuent à nous prendre pour de la m... ».

Le fisc, les administrations et les fonctionnaires, l’URSSAF, le RSI, mais aussi les grandes entreprises (les syndicats sont beaucoup moins présents ici car pratiquement inexistants dans la plupart des TPE), les salariés et les assistés sont souvent utilisés comme des contrepoints négatifs aux valeurs éprouvées et pratiquées quotidiennement par les petits patrons. On pourrait sans doute y faire figurer en bonne place, depuis la crise de la covid, les assureurs. Si le président est parfois épargné, il peut être souvent également tenu pour responsable de l’ensemble des malheurs qui s’abattent sur une population qui s’estime mal-aimée et stigmatisée. Sous François Hollande, les prises de position peuvent varier fortement, d’aucuns estimant la « conversion » du président (pacte de responsabilité, crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi [CICE], loi Travail) trop insuffisante ou, chez les petits patrons, la dénonçant comme inégalitaire car bénéficiant d’abord aux grandes entreprises.

L’argumentaire « venez nous visiter » émane de patrons de PME et repose d’abord sur l’idée qu’elles sont de vraies entreprises : « vous verrez de près la réalité », le « terrain ». Quelques solliciteurs souhaitent attirer l’attention présidentielle sur leur produit, qu’ils pensent pouvoir ainsi faire connaître et promouvoir, ou qu’ils espèrent faire subventionner, ou faire goûter huiles, confits de canard, restauration...

Les donneurs de leçons se présentent plutôt comme des consultants qui pensent avoir une analyse informée sur les thématiques économiques. Il s’agit pour eux de faire valoir une opinion et de prendre plaisir à la détailler sans que l’on sache s’il s’agit d’un simple « courrier d’électeur » ayant le sentiment d’avoir son mot à dire et ayant le devoir de le faire, ou si cette prise de parole peut laisser espérer une renommée, voire une invitation à débattre. [… ]

Les guichets de la République

Si l’on veut bien reprendre la métaphore du guichet, celui de l’Élysée incarné par le service de la correspondance est un guichet bien particulier.

Le service de la correspondance revêt toutes les caractéristiques d’une institution dans l’institution. Il a pour mission de servir la Présidence et le représentant passager de l’autorité de l’État. Il bénéficie du prestige de l’Élysée, synecdoque du Pouvoir en France, et arbore les attributs de la puissance publique : bâtiment républicain, papiers et enveloppes à en-tête, signature officielle, sceau de la Présidence, agents affectés. Pourtant, il s’agit d’une institution discontinue. Les passages de témoin se font, souvent, de manière hachée, sans véritable « tuilage ». Éventuellement, la longévité des agents permet de préserver un peu de sa mémoire et de reconduire des savoir-faire. Les différents chefs de service sont, pour la plupart, tombés dans l’anonymat et on ne peut reconstituer leurs carrières et leur situation que difficilement ; il n’y a pas d’archives du service sur place, puisque tout ce qui a été fait sous le précédent quinquennat part aux Archives nationales. La possibilité de consulter ces pièces dépend de l’ancien titulaire. Les courriers du président ne sont que partiellement les courriers de la Présidence. Son mandat une fois terminé, le chef de l’État laisse reposer aux Archives ce qui pourtant lui appartient. La continuité de l’État prime en règle générale ; ici, le service, tout en étant un service étatique et travaillant selon des normes administratives, est un service personnel du résident quinquennal. Ce n’est pas pour autant une officine politique au service de son éventuelle réélection.

Une comparaison avec d’autres types de « guichets » serait fructueuse. L’un des concurrents les plus sérieux du président en matière de correspondance est le Médiateur de la République, devenu en 2011 le Défenseur des droits. [… ]

Les courriers reçus par les députés en circonscription pourraient être un autre élément de comparaison. Patrick Le Lidec (2008) indiquait par exemple que la réception, le classement et la gestion des lettres adressées aux députés constituaient les deux tiers du temps de travail des collaborateurs parlementaires. Certains députés, une fois la fin du mandat venue, n’hésitaient d’ailleurs pas à mettre en chiffres cette masse à traiter. Le député de l’Isère André Vallini, par exemple, évaluait à 29 915 le nombre de courriers reçus entre 2002 et 2007. Et, à l’exception des courriers d’opinion qui se font rares en circonscription, les permanences sont des chambres d’enregistrement de demandes souvent incongrues au regard des prérogatives du député, des demandes qui fréquemment placent l’élu dans des relations « avec des gens qui n’en ont pas »


© Ecrire au président – Enquête sur le guichet de l’Elysée – Julien Fretel et Michel Offerlé – La découverte – 320 pages


Avec l’aimable autorisation des Editions de La Découverte

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