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L’industrie ne tombe pas du ciel : elle prend sa source sur nos territoires

Par Caroline Granier, Cheffe de projet à La Fabrique de l’industrie, coordinatrice des activités de l’observatoire des Territoires d’industrie

La réindustrialisation ne naît pas d’une recette unique qui s’appliquerait à tous les territoires. Elle dépend avant tout de la façon dont les acteurs locaux se mobilisent et se coordonnent pour déployer des projets reposant sur la bonne combinaison de ressources naturelles, humaines et matérielles. C’est là un enseignement majeur des témoignages recueillis dans le cadre de l’observatoire des Territoires d’industrie.

L’industrie se construit et se reconstruit à partir de ressources existant sur le territoire, en bonne partie façonnées par les acteurs et de natures diverses : naturelles, humaines, matérielles et foncières. La proximité de la mer ou l’existence de terres agricoles fertiles constituent des atouts-clés. L’accès aux infrastructures numériques et de transport, à des bâtiments industriels ou à des terrains constructibles apparaissent également comme des éléments indispensables au succès. Enfin, les compétences des acteurs sont cruciales, non seulement pour l’activité à l’origine de leur développement, mais aussi parce qu’elles sont redéployables en cas de crise, comme l’illustre le redéploiement des chaudronniers de l’aéronautique vers l’automobile durant la crise liée au Covid-19.

Mais encore faut-il « activer » ces différentes ressources pour réussir un projet industriel de territoire. Pour ce faire, un ingrédient est essentiel : la mobilisation des acteurs locaux autour de projets communs, d’un horizon et d’une identité partagés. En effet, il ne suffit pas qu’un élu décide de mettre en place un système de récupération de chaleur ou de production d’hydrogène pour que le projet aboutisse. Ainsi par exemple, la voiture fonctionnant à l’hydrogène était déjà produite au début des années 2010 sur le territoire de Nord Franche-Comté mais, faute de débouchés, l’entreprise qui l’avait conçue a dû fermer !

Quels sont les acteurs locaux à mobiliser ? Les dirigeants d’entreprises industrielles, bien sûr, mais aussi les fournisseurs, les élus, les financeurs, voire les citoyens. Les projets menés dans le cadre de la transition écologique soulignent l’importance de cette mobilisation, nécessitant l’acceptabilité du projet pour chaque partie prenante locale. Le fait d’être un « petit territoire » peut alors être un atout, car les contacts entre acteurs peuvent être plus simples et plus rapides.

La mobilisation n’est toutefois pas suffisante sans une bonne coordination. Celle-ci est favorisée par l’appartenance des acteurs aux mêmes réseaux, par le regroupement d’activités économiques et de formations sur une même zone ou encore par l’organisation régulière de rencontres informelles telles que des petits déjeuners d’entrepreneurs. Les réseaux émergent assez naturellement entre des acteurs qui exercent leur activité dans le même secteur ; mais on en observe qui transcendent les logiques sectorielles. Ce sont moins les compétences liées à un produit ou un métier particulier que l’expérience et les échanges qui sont recherchés.

On a prophétisé un peu vite la « fin de la géographie » dans les années 1990, sous le charme de la mondialisation et du développement rapide des NTIC. On voit bien au contraire comment la crise liée au Covid-19 a réaffirmé le rôle primordial des relations locales pour fournir un produit ou mener à bien des projets de territoire. S’il ne suffit pas qu’un acteur industriel soit à proximité d’une autre entreprise ou d’une maison de l’emploi pour qu’il la connaisse, qu’il échange avec elle et appartienne au même réseau, les infrastructures numériques ne peuvent supplanter entièrement les avantages de la proximité. On a ainsi pu voir des processus de production interrompus parce que chaque opérateur avait fait sa tâche de son côté et que les points de visioconférence organisés régulièrement se sont avérés insuffisants pour coordonner les acteurs. Les activités productives reposent souvent sur un point physique d’ancrage au territoire.

Un projet commun permet à chaque territoire de chercher une combinaison judicieuse de ressources pour créer sa dynamique en matière d’emplois. On l’a dit, il n’existe pas de recette unique et la notion de combinaison de ressources est essentielle pour assurer le succès. Par exemple, le territoire de Lacq-Pau-Tarbes a construit son identité industrielle sur la présence d’une ressource naturelle, le gaz, sur sa localisation à proximité de Toulouse et sur le développement de compétences dans la gestion énergétique. Ces ressources et ces compétences historiques permettent aujourd’hui au territoire de se réinventer malgré la fin de l’exploitation de gaz au début des années 2010 ; elles sont aujourd’hui redéployées dans le cadre de la transition écologique.

Le maintien et le développement de l’industrie reposent aussi sur l’attractivité du territoire pour les travailleurs et leur famille, grâce à des lieux conviviaux et à une bonne qualité de vie, à la disponibilité du foncier industriel et résidentiel, à la présence de services, aux opportunités d’emploi pour les conjoints, à l’offre de formation, etc. La pénurie de main -d’œuvre, constatée sur la plupart des territoires industriels, ne peut être dissociée de celle du logement résidentiel ou de lieux de formation. C’est pour cela que des entreprises, des collectivités ou des associations s’organisent pour mettre temporairement à disposition des logements, ou pour créer des écoles de production adaptées aux besoins des industries locales.

Dans sa recherche d’une « performance par les territoires », l’État doit donc tenir compte de la diversité et de la singularité qui les caractérisent. Un territoire industriel est à la fois l’héritage et le fruit d’un travail concerté d’acteurs, de la construction et du maintien de ressources locales, de la capacité des acteurs à agir ensemble. Le programme « Territoires d’industrie », en offrant un panier de services, tient compte de cette impossibilité d’appliquer une recette unique. Dans le même temps, en confiant le pilotage du programme aux élus et aux industriels, il fait dialoguer des acteurs qui n’ont pas toujours l’habitude de travailler ensemble.

Même si certains territoires attendent aujourd’hui davantage de ce dispositif, les acteurs locaux se sont saisis de ce panier de services comme d’un moyen de consolider ou d’accélérer des projets préexistants – plutôt que de vouloir créer un site industriel à partir de rien. Il faut néanmoins veiller à ce que cette politique, construite autour de territoires spécifiques délimités, ne freine pas les synergies entre territoires. Pour aider à la réindustrialisation d’un territoire, l’action publique doit pérenniser ses ressources existantes et les dépasser pour en créer de nouvelles. Son rôle est aussi d’identifier et de lever de potentiels blocages, comme certains problèmes de disponibilité du foncier liés à la lourdeur des démarches administratives. Il faut laisser aux acteurs locaux les marges de manœuvre dont ils ont besoin, sans quoi un territoire industriel ne peut se développer.