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Présidentielle 1995, Polémique sur les décisions du Conseil Constitutionnel

Entretien avec Noëlle Lenoir, Avocate, conseiller d’Etat, ancienne Ministre

Alors que s’ouvrent les archives du Conseil Constitutionnel à propos de l’examen des comptes de campagne de l’élection présidentielle de 1995, Noëlle Lenoir, une des 9 Sages de l’époque ayant eu à se prononcer sur la régularité des comptes présentés par les candidats, répond à la polémique sur les décisions du Conseil Constitutionnel.

Pouvez-vous nous dire dans quel esprit se sont déroulés ces trois mois d’examen des comptes de campagne de la présidentielle de 1995 ?

D’abord pour moi, l’affaire n’a pas duré trois mois, mais quelques jours de séances. Je ne sais pas du tout comment les rapporteurs adjoints qui ont épluché les factures des candidats, ont travaillé et les contacts qu’ils ont pu avoir avec le secrétaire général du Conseil constitutionnel, Olivier Schrameck.

Ensuite, comme je le répète depuis des lustres, je trouve les procédures du Conseil que ce soit en matière de contentieux électoral ou en matière de contrôle a priori de la loi, inadaptées comme en atteste ce qui a été dit dans une certaine presse (très limitée et politiquement partisane) sur les « comptes rendus » des séances.

Ceux-ci posent trois sérieux problèmes juridiques, et donc constitutionnels :

1. Il n’y pas de « comptes-rendus » ou de « procès-verbaux » au sens strict du terme. Des notes ont été prises par je ne sais qui, censées constituer des archives. Mais je n’ai jamais été appelée à les revoir, elles n’ont pas été soumises au collège du Conseil pour vérification et approbation. C’est pourtant la pratique dans le moindre conseil d’administration. Aussi, je ne les considère pas comme les archives des séances et je ne les prends pas pour argent comptant. Elles ne rendent compte que partiellement à la fois des discussions et de l’état d’esprit des membres du Conseil. Seul est strictement exact le décompte des votes.

2. Ce ne sont pas les « rapporteurs adjoints » qui font la décision. Les rapporteurs adjoints, si talentueux soient-ils, sont l’équivalent des « clerks » à la Cour suprême des Etats-Unis. Ils sont là pour présenter les faits et proposer une appréciation des faits, mais leur parole n’a pas valeur juridique. Ils n’ont aucun rôle délibératif et aucune légitimité à faire pression dans un sens ou dans un autre. Ils n’ont pas le même statut que les « rapporteurs publics » du Conseil d’Etat qui, eux, sont nommés parmi les membres de cette juridiction. Les « rapporteurs adjoints » ne sont pas des membres du Conseil constitutionnel. Les juges constitutionnels ont la pleine responsabilité de leurs décisions.

3. Enfin, d’après ce que je comprends, certains « rapporteurs adjoints » auraient violé leur devoir de confidentialité. Certaines informations ont été données à la presse que j’ignore totalement. Comme par hasard, elles mettent en scène certains rapporteurs adjoints. Par exemple, comment la presse a-t-elle pu avoir connaissance de leurs échanges avec le Président d’alors, Roland Dumas, dans son bureau, dont je n’ai jamais été mise au courant ? Tout se passe comme si certains de ces rapporteurs adjoints essayaient de se donner un rôle avantageux.

Pour ma part, je trouve malsain ce système de procès-verbaux pris à l’insu des membres. J’ai toujours été partisane des opinions concurrentes et dissidentes, comme je l’ai indiqué voici une vingtaine d’années lors d’une interview dans la revue Débat par Marcel Gauchet. Les « dissents » ou « concurring opinions » permettent aux juges d’expliquer leur raisonnement juridique et leur vote, au lieu de s’en remettre, comme au Conseil constitutionnel, à l’interprétation d’un scribe anonyme. J’ai en outre d’ailleurs toujours trouvé anormal que quiconque, en dehors des membres et du secrétaire général du Conseil constitutionnel assiste aux séances.

Au fil de l’examen, quelle a été votre réaction quand il est apparu que des « irrégularités » étaient constatées pour les comptes de Jacques Chirac et d’Edouard Balladur ?

Je m’empresse de dire que, s’il m’était donné de revoter sur les comptes de campagne de l’un et de l’autre, j’aurais exactement la même position. J’observe d’abord que le plafond de comptes de campagne présidentielle était d’un montant correspondant à 20 millions d’euros. Il ne s’agit donc pas des milliards de dollars qui circulent pour financer la campagne des candidats à la présidence des Etats-Unis.

Ensuite, en conscience, quand les collaborateurs d’un candidat – ce qui était le cas d’Edouard Balladur – refusent de s’expliquer ou donnent tardivement des explications peu crédibles sur une dépense de 10 millions de francs non justifiés, il est difficile juridiquement de ne pas voter pour l’annulation des comptes.

Pour ce qui est de Jacques Chirac, ce n’est pas parce qu’il avait été élu par le peuple français que j’ai considéré en conscience comme sur un plan juridique, qu’on ne pouvait annuler ses comptes. Il avait donné des explications en réponse aux questions des rapporteurs adjoints. Il avait lui-même réintégré des dépenses qui n’avaient à mon avis pas à être prises en compte, comme des dépenses de meetings ou voyages datant de plusieurs mois avant l’ouverture de la campagne électorale. J’ajoute qu’il faut prendre en considération les contraintes de l’élaboration des comptes des candidats : les candidats plus connus ont des milliers de participants à leurs meetings, et cela coûte cher. Ils ont par conséquent naturellement beaucoup de difficultés à tenir le plafond d’autant qu’à l’époque, il était bas ; et d’ailleurs, il est toujours peu élevé. Les candidats moins connus, dont les dépenses de campagne n’ont aucune chance de dépasser le plafond, ne se privent pas eux d’inclure dans leur compte de campagne – pour bénéficier des remboursements de l’Etat - des dépenses qui seraient présentées aujourd’hui par beaucoup d’organes de presse comme scandaleuses, par exemple, les dépenses d’habillement, maquillage et coiffeur ; et qui pour moi au demeurant ne le sont pas nécessairement, sauf s’il y a abus.

Il me semble que cette première expérience par le Conseil constitutionnel aurait dû être suivie d’une réflexion sur les critères d’appréciation de la régularité d’un compte de campagne lors d’élections présidentielles.

Sur la base de cette première expérience, il aurait été logique de fixer des orientations et de consacrer un pouvoir d’appréciation du juge constitutionnel pour lui permettre, au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, de ne pas rejeter un compte de campagne en léger dépassement. Ainsi, un dépassement par exemple de 3 à 4 % devrait pouvoir être resitué dans son contexte pour savoir si cela justifie en fait et en droit l’annulation de l’ensemble du compte. Cela s’appelle le principe de proportionnalité qui est appliqué par toutes les juridictions, y inclus les juridictions constitutionnelles et les cours suprêmes des pays démocratiques. Or le Conseil, à ma grande surprise, a fait tout le contraire : il a pris, après 1995, un règlement intérieur que je trouve stupide pour se priver de ce pouvoir d’appréciation et être contraint d’annuler un compte au centime près de dépassement. Le contentieux électoral présidentiel depuis ce règlement, est assorti d’une peine automatique d’annulation du compte quel que soit le dépassement et quelles qu’en soit les circonstances. Imaginons que la justice pénale se fonde elle aussi sur des peines automatiques ; ce ne serait plus la justice, et il n’y aurait au demeurant plus besoin de tribunaux.

Une fois le constat fait de dépassements et d’irrégularités des recettes, comment s’est passée la suite des délibérations ? Dans quelle ambiance ?

L’ambiance a été excellente et contrairement à mon collègue Jacques Robert, je me suis sentie parfaitement libre dans mes votes de 1995, de même qu’avant et après cette date. De la même façon, j’ai fait mon devoir lorsque j’ai voté pour l’annulation en 1993 des comptes de campagne de Jack Lang aux élections législatives. J’ai vraiment senti qu’il n’était pas possible de faire autrement, malgré l’importante notoriété de cette personnalité.

Une Cour, constitutionnelle ou non, comme la démocratie dans laquelle elle s’insère, fonctionne à la majorité. C’est ainsi. C’est vrai dans le cadre des délibérations du Conseil constitutionnel comme à l’échelle de la France, en dépit de la volonté des minorités agissantes dans notre pays de remettre en cause ce principe cardinal.

Je comprends que certains ne soient pas d’accord avec moi et je n’en ai jamais voulu à mes collègues d’être battue par la majorité d’entre eux, ce qui m’est parfois arrivé, comme à certains de mes collègues d’ailleurs. Cette acceptation de la règle majoritaire semble être devenue vieux jeu à une époque de sectarisme où la discussion apaisée cède la place à l’individualisme forcené et où tout est fait avant tout pour discréditer ceux qui exercent des fonctions de responsabilité.

Selon les comptes rendus, il semble pourtant et en dépit même des irrégularités constatées, qu’à aucun moment le rejet des comptes de Jacques Chirac n’a été envisagé. Pourquoi ? La pression politique était trop forte ? et pour les comptes d’Edouard Balladur ?

Je ne peux vous répondre pour mes collègues. Pour ma part, je n’ai fait l’objet d’aucune pression d’aucune sorte, pas plus cette fois que lors de l’examen de dossiers délicats. La seule et unique fois en neuf ans où j’ai reçu quelques appels téléphoniques, c’était de la part d’éléphants du parti socialiste dont j’avais été proche dans le passé, inquiets de savoir que les irrégularités des comptes de campagne de Jack Lang pouvaient conduire à son invalidation pour un an. Mais il ne s’agissait pas à proprement parler de pression.

Que diriez-vous du rôle joué par Roland Dumas, alors président du Conseil, pour faire valider les comptes ?

Roland Dumas se targue d’être le « sauveur » de la République. Mais vraiment, rien ne vient étayer une telle assertion. Il n’y a pas eu de conflits entre les membres du Conseil constitutionnel sur la validation des comptes de campagne de Jacques Chirac. Parmi les neuf membres, personne n’a plaidé dans le sens de l’invalidation de ces comptes. J’avais plaidé pour ma part pour qu’on accepte un léger dépassement des comptes de manière, comme je l’ai dit, à appliquer le principe de proportionnalité qui est le principal outil du contrôle juridictionnel. Cela n’a pas été retenu et la majorité du Conseil a préféré retirer des dépenses dont l’intégration se discutait. Je n’ai pas contesté ce choix, qui n’était pas non plus déraisonnable.

A partir du moment où vous aviez la conviction que les comptes auraient dû être rejetés pour les candidats Chirac et surtout Balladur (vous avez voté pour le rejet des comptes de ce dernier), alors que le conseil constitutionnel les validait en connaissance de cause, avez-vous songé à démissionner ?

Je viens de me souvenir que c’était ce qu’avait regretté de ne pas voir fait Jacques Robert. Entre nous soit dit, un tel commentaire, à la date où il l’a fait, méconnaissait son devoir de garder le secret sur les délibérations du Conseil. Il en a été de même du Président Dumas lorsque dans ses mémoires, il s’est présenté comme le sauveur des institutions de la France.

En ce qui me concerne, Il m’est arrivé de démissionner de fonctions que j’estimais ne pouvoir continuer à exercer moralement ou du point de vue de l’efficacité. Mais là je ne vois pas pourquoi j’aurais démissionné en 1995. S’il fallait démissionner chaque fois qu’on est battu dans une délibération portant sur une affaire délicate ou importante, on ne siègerait pas longtemps dans une institution comme le Conseil constitutionnel ! Encore une fois, je suis une démocrate et je respecte le vote majoritaire. Au surplus, pour ne rien vous cacher, je pense que la France est une démocratie, n’en déplaise à tous ceux qui prétendent que nous sommes en dictature !

Comment analysez-vous à posteriori le fait qu’une haute-juridiction rende une décision qu’elle sait contraire au droit ?

J’ai voté en conscience et en droit, comme je l’ai toujours fait et comme je le referai dans cette affaire, pour les raisons que je vous ai indiquées. Donc pour moi, votre question est, pardon de vous le dire, dépourvue de signification. Ce qui me surprend, en revanche, c’est que je ne suis toujours pas en possession des « procès-verbaux » utilisés par une cert aine presse, malgré ma demande faite en ce sens voici quelques jours au Président et aux autres membres du Conseil constitutionnel en exercice. 

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